Le marché de l'art dans le Recueil de Muret

Si Muret a vu les objets qu'il a dessiné principalement au sein de collections publiques et privées, il a aussi documenté des oeuvres variées lors de leur passage sur le marché de l'art parisien, dans l'ombre des échoppes ou dans le brouhaha des ventes publiques.

Les ventes aux enchères parisiennes

Muret fréquente les ventes aux enchères parisiennes de son temps, qui sont des occasions essentielles et souvent uniques pour les amateurs de voir de nombreuses œuvres. Il prépare ainsi sans doute une documentation pour les acquisitions du Cabinet des médailles ; pour l’instant, aucune trace n’a été retrouvé d’un achat direct de Muret en vente.

La vente Durand de 1836

La vente la plus présente est sans surprise la vente évènement de 1836, celle du chevalier Edme Durand, qui était aussi un ami de Charles Lenormant (ils ont voyagé en Italie ensemble en Italie en 1824-1825). Il s'agit de la deuxième collection d'antiques Durand ; en effet, il a vendu au Louvre en 1825 une première collection déjà abondante. La vente de 1836, un an après sa mort, correspond à l'immense fonds rassemblé par le collectionneur en une dizaine d'années. Le nom du collectionneur en lien avec les objets de cette vente apparaît à 117 reprises, souvent avec l'indication du numéro du catalogue de vente. Si cela ne correspond qu'à une petite part des oeuvres (3 314 en tout), les dessins de Muret forment tout de même une documentation importante, notamment concernant des objets dont on a aujourd’hui perdu la trace, et dont ces dessins sont les seules images que l’on connaisse. C'est le cas de cette figurine de Sicile ou de cet antéfixe avec une Victoire. Dans 17 cas, les prix sont précisés sous le dessin. Il s’agit d’abord, et on le comprend aisément, de six achats effectués par le Cabinet des médailles et les prix (les mêmes que ceux consignés dans le registre d’entrée) sont ainsi clairement marqués près de leur représentation  : une gourde avec Scylla, une figurine de Sicile, un bandeau en or,  une passoire en bronze, un candélabre et un fragment de candélabre avec un danseur.

Les autres œuvres, dont les prix sont ainsi reportés suite à la vente, ont été acquises par différents collectionneurs : le marquis de la Marche a acheté un antéfixe pour 15 frs, une tête de sanglier 36 frs et un autre antéfixe 10 frs ; le banquier William Hope une oenochoé à tête de griffon ; le comte de Pourtalès une tête d'éléphant en bronze ; Peter Oluf Brøndsted pour le British Museum un protomé de chevalGustave Beugnot un canthare attique à figures rouges ; Alfred Lorne une amphore attique à figures noires ; Jean Marchebeus (deux simpulum en bronze ; et le marchand Rollin un troisième simpulum dessiné sur la même planche.

Il est possible que ces objets aient été dessinés, pour partie, du vivant du chevalier Durand, dont on connaît la fréquentation des milieux archéologiques parisiens, ou bien après la vente, chez d’autres possesseurs ; les références au n° du catalogue de vente ont bien pu être ajoutées après coup. Les dessins de Muret devaient ainsi former une formidable documentation pour les conservateurs du cabinet, pour aider aux acquisitions ou pour leurs recherches. Mais on voit qu’elle n’est pas méthodique : Raoul-Rochette a acheté pour le cabinet 115 objets de la vente Durand ; 48 sont dessinés par Muret, et seulement six portent l’indication du prix d’achat, sous le dessin ou dans la légende au revers.

voir le reste des objets passés dans la collection Durand

Une chronique des ventes

On trouve également les prix de deux achats du Cabinet des médailles à la vente Canino de 1837 (un pied de siège et un miroir étrusque), deux à la vente Beugnot de 1840 (un fragment de braséro et  un bas-relief), un à la vente Révil de 1842, et deux à la vente Rouen la même année (un cochon et un lécythe à fond blanc)

Muret donne encore deux prix pour la vente Pourtalès de 1865, une candélabre acheté 100 frs par Charles Murray (Lord Dunmore), aujourd’hui au British Museum, et une statuette de bronze achetée 60 frs par Wolfgang Helbig.

Muret dessine enfin à quatre reprises des objets appartenant à « M. Maccarti, touriste étranger », une appellation peu commune, qui est en fait reprise de celle donnée par la vente anonyme de 1849 : Catalogue d'un choix rare de médailles antiques grecques et romaines, en or, en argent et en bronze, de divers objets d'antiquités grecques, romaines et égyptiennes (…) par suite du décès de M. M***, touriste étranger, à l’occasion de laquelle Muret a pu voir et dessiner ces œuvres.

La mise en commun des données du Digital Muret avec celles du Répertoire des ventes d’Antiques en France au XIXe siècle au sein d’Agorha montre ainsi que 211 dessins de Muret ont été identifiés à des objets passés en vente à Paris.

Les marchands d’antiquités

Enfin, Muret fréquentait aussi de manière certainement assidue les principaux marchands d’antiquités de Paris, et ils sont onze à être mentionnés dans ses légendes.

Ces rares mentions forment une source importante pour approcher des marchands souvent difficiles à appréhender, faute de source, et donne ainsi un aperçu de ce qu’on pouvait trouver dans ces boutiques dans les années 1830 à 1860. On retrouve les deux principaux antiquaires de l’époque, mais aussi beaucoup de noms moins connus.

Le plus important en nombre d’objet est la maison Rollin. Ce nom désigne une famille de marchands, qui tenait la principale boutique de Paris dans la première moitié du siècle, spécialisée dans la numismatique et l’archéologie : Charles-Louis Rollin (1777-1853), puis son fils Claude-Camille (1813-1883) qui s’est associé à son fils Camille (1843-1906). Ce dernier a ensuite lié son activité à celle de Félix Bienaimé Feuardent (dont le nom seul est mentionné à 4 reprises) en 1860, pour fonder la maison Rollin-Feuardent (deux dessins). Les Rollin étaient un des principaux fournisseurs du Cabinet des médailles, leur boutique de la rue Vivienne puis de la rue de Louvois un des centres du commerce d’antiques, et ils intervenaient fréquemment dans les salles des ventes ; autant d’occasion pour Muret de connaître leurs œuvres.

Le second est Charles Armand Signol, le frère du peintre Emile Signol, installé dans différents commerces avant d’ouvrir en 1853 une boutique réputée au 7 rue Voltaire.

voir le reste des objets passés dans la boutique de Rollin

On retrouve encore d’autres noms connus, comme Jean Rousseau. Certains sont difficile à identifier, plusieurs membres de la famille ayant certainement exercé au fil du temps, comme LémanBrasseux ou Jacob.

Mais on découvre aussi des objets sortant des boutiques de marchands moins célèbres, moins prestigieux, et beaucoup moins connus dans les sources, comme Charles-Louis Capet, Arthur Lepage, qui apparait de 1846 à 1850 dans l'Annuaire général du Commerce comme marchand d'objets d'art, fantaisies, nouveautés en tout genre, rue Saint-Honoré puis Faubourg Poissonnière, ou encore Fouquiau ou Lauge, installé quai Voltaire. On remarque, enfin, quelques absents parmi les grands noms de l’époque, comme Carle Delange, ou Henri Hoffmann.

Il y a certainement dans le recueil beaucoup d’autres œuvres que Muret a vues chez des marchands, sans le mentionner ; on peut mentionner par exemple l’olifant médiéval (dont il donne une vue déroulée originale), qui était dans la collection du marchand Frederic Spitzer, vendue en 1893, et aujourd’hui au Metropolitan Museum, ou la tête d’Hypnos, vendue par Alessandro Castellani au British Museum en 1868.

 

Cécile Colonna

Pour citer cet article : Cécile Colonna, « Le marché de l'art dans le Recueil de Muret », dans Digital Muret, mis en ligne le 03/10/2022, https://digitalmuret.inha.fr/s/digital-muret/page/marche-art

 

Lire la suite : La démarche du dessinateur.

Bibliographie

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Journée d'études, Marchands d'antiques au XIXe siècle, Paris, INHA, 20 avril 2022, https://www.youtube.com/watch?v=6Ud02tbF74E.