L’antiquité à Paris des années 1820 aux années 1860 : institutionnalisation d’une discipline et développement des collections archéologiques
Jean-Baptiste Muret, né en 1895, appartient à la génération romantique, dont on connait la relation privilégiée développée avec l’histoire. Cette sensibilité n’est pas seulement artistique, mais s’exprime aussi dans un rapport recherché aux traces du passé, médiéval comme antique, d’autant plus prégnant après les destructions liées à la Révolution. L’épopée napoléonienne a aussi marqué les esprits avec, dans le domaine patrimonial, deux évènements décisifs, l’afflux (temporaire) au Louvre des œuvres d’art de toutes les époques saisies dans les pays d’Europe conquis, et l’expédition d’Égypte de 1798 qui associe à la campagne militaire une exploration scientifique qui fonde l’égyptologie. L’attrait pour l’antiquité classique est bientôt ravivé par les nouvelles découvertes qui se succèdent, en Étrurie puis de plus en plus en Grèce. La période est aussi bientôt celle des premières découvertes de l’archéologie orientale.
La carrière de Jean-Baptiste Muret s’est tout entière déroulée à Paris, de ses premiers pas comme lithographe à sa mort en 1866. La capitale est alors le lieu d’intenses activités autour de l’antiquité, et les œuvres anciennement ou nouvellement découvertes sont à la fois étudiées par une discipline archéologique qui se veut désormais une véritable science, et collectionnées par un nombre grandissant de particuliers comme de musées.
L’archéologie, une discipline scientifique
Les savants de la première partie du XIXe siècle tentent clairement de poser les bases d’une discipline scientifique autour de l’objet antique. Jusque-là, l’étude des vestiges du passé était prise en charge par ceux qu’on nommait alors les antiquaires. Tels Bernard de Montfaucon ou le comte de Caylus, ils les recueillaient dans leur cabinet et les publiaient dans leurs ouvrages. Si le terme d’archéologie a été utilisé au XVIIe siècle par Jacob Spon, c’est Aubin Louis Millin, naturaliste et antiquaire, qui au tournant du XIXe siècle l’impose comme appellation de la science du passé. Son Introduction à l’étude des monuments antiques, parue en 1796, s’ouvre ainsi :
L’Archaeologie est la science connue ordinairement sous le nom d’Antiquité. Ce nom univoque, composé d’Archaios, ancien et de logos, discours, lui convient bien mieux ; car, dans l’Archaeologie est comprise l’étude des Antiquités, c’est-à-dire, celle des Monuments antiques et l’étude des anciens usages qui sont venus jusqu’à nous. [p. 1]
Avec Quatremère de Quincy, Millin opère donc une rupture avec la tradition antiquaire en voulant faire des objets des sources historiques. Le périodique qu’il dirige, le Magasin encyclopédique, place ainsi l’antiquité et l’archéologie du côté de l’histoire, et non du côté des arts et de la littérature, en rupture avec les pratiques de l’Institut.
Il convient donc non seulement de recueillir, conserver et rassembler les vestiges sortis du sol, mais surtout de les étudier de manière rationnelle et systématique pour comprendre les idées et la vie des anciens. C’est ainsi que Charles Lenormant, qui succède à Guizot comme professeur du cours d’histoire à la Sorbonne, prône dès 1835 d’utiliser ainsi tous types de documents et non seulement les écrits pour bâtir une histoire de l’antiquité :
Il est temps d’utiliser pour l’histoire une foule de monuments qui, la plupart, n’ont eu jusqu’ici de prix que pour leur mérite intrinsèque aux yeux des antiquaires, et dont la découverte n’a point encore porté en application les fruits qu’on devait en attendre. Découverts et décrits par l’archéologue, les monuments figurés doivent passer dans le domaine de l’historien, soit comme documents historiques, soit comme éléments sociaux. [Bulletin de la Société de l’histoire de France, I, 1834, Paris, 1935, p. VI, cité par Pety 2017, p. 8]
Peu à peu, le terme d’archéologue est admis dans le langage courant pour parler du savant qui s’occupe des traces matérielles de l’antiquité. En 1843 débute la parution de l’Archäologische Zeitung (Journal archéologique) en Allemagne, et l’année suivante en France est fondée la Revue archéologique ou recueil de documents et de mémoires relatifs à l’étude des monuments et à la philologie de l’antiquité et du Moyen Âge, publiés par les principaux archéologues français et étrangers et accompagnés de planches gravées d’après les monuments originaux. L’avertissement de l’éditeur commence ainsi :
Les recherches archéologiques ont pris en Europe, depuis une trentaine d’années, un extrême développement.
Les découvertes s’enchainent si vite qu’il est indispensable d’avoir des revues pour connaître les nouveaux sites, voir les nouvelles classes d’objets, et discuter des nouvelles publications et interprétations. Un article du même Charles Lenormant, intitulé « Archéologie », suit l’introduction, et forme une sorte de manifeste méthodologique de cette nouvelle science. Il y pose les conditions d’exercice de cette discipline : une connaissance fine de toutes les typologies d’œuvres qui doit accompagner celle des textes.
La première condition pour devenir archéologue est donc de connaître les monuments : l’histoire de l’art est comme un vaste casier dans les divisions duquel on doit répartir à coup sûr les objets, à mesure qu’ils se présentent. […] Chez toute personne réellement appelées à cultiver l’archéologie, l’initiation à l’antiquité par les monuments devra accompagner l’initiation littéraire, si elle ne la précède pas. [p. 3]
L’allemand Eduard Gerhard a joué un grand rôle pour poser les bases théoriques de cette nouvelle discipline, mises en forme dans ses « thèses archéologiques » en quinze points, publiées quelques années après en 1850 (Archäologische Zeitung, octobre 1850 p. 203-205, traduites dans cet article par A. Schnapp). Pour lui, l’archéologie est une « philologie monumentale » qui nécessité des connaissances, des pratiques et des cadres précis. Pour se constituer, elle s’appuie sur la construction progressive de grands ensembles documentaires tels que le corpus des inscriptions latines, ou les grands inventaires de sculptures et de peintures antiques mis en place par l’Instituto di corrispondenza archeologica fondé en 1829, à Rome, par des savants allemands, italiens, français et britanniques.
La première moitié du XIXe siècle est donc un moment particulier dans l’histoire de l’archéologie : le discours se structure et la discipline s’organise scientifiquement, mais les méthodes de l’archéologie moderne ne sont pas encore définies. Les objets sont le plus souvent dépourvus de contexte précis de découverte, avant le développement des véritables fouilles archéologiques. Les savants européens forgent et expérimentent les techniques qui servent à établir un pont entre la tradition antiquaire et l’archéologie moderne, et l’œuvre de Muret s’inscrit en plein dans cette volonté commune de faire circuler la connaissance des œuvres qui sortent de plus en plus fréquemment de terre dans toute l’Europe et au-delà, et ainsi d’œuvrer à leur compréhension. En France, ce travail sur les vestiges du passé se fait dans les institutions parisiennes comme provinciales, et au sein des sociétés savantes dont le nombre explose sous la Monarchie de Juillet ; parmi elles, un quart sont des sociétés d’histoire et d’archéologie. Les tensions sont d’ailleurs parfois vives entre l’autonomie des acteurs locaux comme Arcisse de Caumont (1801-1873), qui dirige dès 1824 la Société des antiquaires de Normandie, et une volonté d’encadrement incarnée dans le comité mis en place par François Guizot (en 1830, il crée l’Inspection des monuments historiques, qui devient Commission des monuments historiques en 1834, sous la direction notamment de Prosper Mérimée). Par le nombre important de mentions d’archéologues-collectionneurs de toute la France, les planches de Muret témoignent de ce foisonnement et de l’engouement de certains notables provinciaux pour une archéologie locale.
Cette tentative de clarification méthodologique, qui progresse peu à peu, se fait donc en partie contre la figure de l’antiquaire du passé, mais aussi contre celle du collectionneur contemporain - au moins dans les discours.
Le collectionneur parisien de la première moitié du XIXe siècle
Au même moment, la pratique de la collection archéologique évolue grandement. Apanage d’une élite souvent fortunée et éduquée au XVIIIe siècle, la collection d’antiques reste jusqu’aux années 1830-1840, en France, réservée à un cercle d’érudits, considérés comme les plus prestigieux des « amateurs », ou alors, inversement, stigmatisés comme excentriques et marginaux (on pense aux caricatures de l’antiquaire, comme le cousin Pons de Balzac paru en 1847, inspiré de Charles Sauvageot). Le tournant se fait vers 1840-1850, et sous le Second Empire, la collection se démocratise et acquière une légitimité progressive : tout bourgeois collectionne, et collectionne de tout. Le terme même de « collectionneur » s’impose alors de plus en plus dans les usages. Pour les antiquités, cela peut alors concerner des ensembles prestigieux toujours élitaire (comme les statues en marbre) ou bien signifier posséder sur sa cheminée quelques Tanagras ou babioles ramenées d’un voyage en Orient ou d’une échoppe.
Une revue lancée en 1842 par Eugène Piot témoigne de ce changement ; intitulée Le Cabinet de l'amateur et de l'antiquaire, elle veut se faire le promoteur de cette pratique qui aurait sauvé bien des vestiges voués à disparaitre. L’introduction ouvre ainsi :
Un préjugé assez répandu fait généralement regarder les antiquaires, les bibliophiles, les collecteurs et les amateurs de curiosités comme des maniaques ridicules, des fous bizarres, aveuglément passionnés de futilités douteuses, à la merci des brocanteurs et des faussaires. [p. 5]
Cette vision perdure encore plus avant dans le siècle, comme en témoigne le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse qui parait à partir de 1866 ; l’article « Antiquaire » indique :
Les antiquaires, à cause de la passion, du fanatisme qu’ils apportent souvent à la recherche d’objets qui n’ont aucun pris aux yeux du vulgaire, sont exposés à de fréquentes railleries et à de plaisants mécomptes.
Et pourtant, affirme Piot, l’action de ces collectionneurs d’antiquités ou de curiosités est non seulement utile, mais aussi difficile et exigeante :
Grâce à l'amateur, rien ne s'est perdu dans la défroque que les siècles laissent après eux en tombant sans retour dans le gouffre de l'éternité. L'historien, préoccupé des batailles, des traités, et des trois ou quatre personnages qui remplissent une époque de leurs évolutions, a laissé de côté les mœurs domestiques, les usages, la vie intime des générations disparues. [p. 6]
Pour constituer ces collections, le marché de l’art se développe, et Paris est une des principales places de ce commerce en Europe, avec Londres, Rome ou Naples. Les boutiques des marchands de curiosités proposent des objets de toutes natures et à tous prix, et les ventes aux enchères à partir des années 1830 deviennent des endroits incontournables pour acquérir les artefacts issus des fouilles de France, d’Italie ou d’Égypte. Toutes ces marchandises sont désormais recherchées non seulement par des érudits spécialisés et souvent experts, très fortunés comme le duc de Luynes ou plus modestes comme le vicomte de Janzé ou le commandant Oppermann, mais aussi un public bourgeois bien plus large, et on trouve des œuvres antiques à côté de tous autres types de curiosités dans une large palette d’intérieurs. E. Piot affirme ainsi, toujours dans le même article :
Pour garnir vos étagères et vos consoles, la curiosité vous fournira mille riens précieux et charmants : le pot-pourri chinois, la chimère japonaise, les mendiants de bois et d’ivoire que Krakensberger sculptait à Nuremberg, au dix-huitième siècle ; les rares statuettes égyptiennes, grecques et même indoues, qui résument en quelques pouces tout un art et toute une civilisation. [p. 11]
Le milieu du xixe siècle semble donc concrétiser la séparation entre les activités de l’archéologue et la pratique du collectionneur, alors qu’elles avaient tendance à se confondre chez l’antiquaire ; chacun affirmant l'intérêt de son approche. Cependant, le lien entre la discipline et la collection reste, bien sûr, indépassable. Si l’archéologue s’est, dans le discours du moins, émancipé du collectionneur-antiquaire, il a cependant besoin de ces ensembles, privés ou publiques, qui rassemblent les objets de son étude. Et bien des savants constituent, eux aussi, des collections parfois vastes, qui sont d'autant mieux comprises et valorisées que ses objets sont mieux connus par les publications savantes. En fait, en ce qui concerne l'antiquité, du vivant de Muret, on parle encore d'un tout petit monde d'amateurs ou d'érudits, qui se connait souvent très bien, fréquente les mêmes lieux, des salons de l'Institut aux salles des ventes, et dont les activités sont étroitements mêlées.
Cécile Colonna
Pour citer cet article : Cécile Colonna, « L'Antiquité à Paris des années 1820 aux années 1860 : institutionnalisation d'une discipline et développement des collections archéologiques », dans Digital Muret, mis en ligne le 03/10/2022, https://digitalmuret.inha.fr/s/digital-muret/page/antiquite-Paris
Lire la suite : Le Cabinet des médailles de Désiré Raoul-Rochette : un centre de l’archéologie européenne
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