La mise en série des objets

Au-delà des images, Muret rassemble dans ses planches beaucoup d’objets de natures très variées, parfois insérées dans les planches thématiques, mais souvent ordonnées en séries spécifiques.

Le classement typologique est à la base de la démarche archéologique, et on en voit des tentatives dès les premiers antiquaires. Ainsi, les premiers catalogues de musées, comme le Musaeum Kircherianum (1709), essaient de classer et d’ordonner pour comparer, mais de façon souvent hétéroclite. Le savoir sur tous les vestiges antiques s’est accumulé grâce aux publications, aux représentations et aux collections, et la variété des types grandit encore avec les nouvelles découvertes qui renouvellent perpétuellement le matériel. Le XIXe siècle marque l’avènement et la concrétisation de typologies plus vastes, qui bâtissent sur ces acquis. L’enjeu est alors de trier les artefacts, de donner de grands ensembles.

Le Recueil de Muret participe de cet effort de son temps, où il voit la parution des premiers recueils par type d’objet, qui traitent d’abord des objets qui portent des images, avec le rôle décisif joué par E. Gerhard, pour les vases grecs (E. Gerhard, Auserlesene Griechische Vasenbilder, Berlin, 1840-1848) ou les miroirs étrusques (E. Gerhard, Etruskische Spiegel, 5 volumes, 1843-1897).

La publication d'un corpus

La série des gutti/askoi à vernis noir et à décor en relief est une des plus conséquentes, avec un traitement à part, au début du volume 10 ; les 70 planches présentent presque toujours un seul vase par planche, au centre de la composition, à l’échelle (au moins approximativement). La plupart sont en noir et blanc, avec une légende systématique identifiant l’image représentée. Ce sont certainement les dessins préparatoires de la publication que le dessinateur projetait sur le sujet, révélée par Friedrich Wieseler dans une note d’un article de 1859 :

Je viens d'apprendre par une lettre du docteur Gaedechens de Paris que M. Muret travaille à un ouvrage de synthèse sur les petits gutti qui se trouvent en Grèce et dont il aurait réuni une quarantaine. (« Pariser Privatsammlungen », AZ 1859, p. 115*-122*, traduction de l’auteur).

Même s’il n’a pas pu le mener à bien, Muret avait donc prévu d’apporter sa contribution à ces publications typologiques du matériel antique, avec cette catégorie particulière de petit vase souvent délaissée au profit des vases peints. 

Voir tous les askoi et gutti destinés à une publication

Les lampes romaines sont également extrêmement nombreuses et apparaissent dans tous les types de planches. Elles ne font toutefois pas l’objet de véritables séries spécifiques ; ainsi, elles sont nombreuse dans les planches consacrées à l’iconographie chrétiennes, mais figurent à côté des vases, ampoules à eulogie ou reliefs sur le même thème. De la même manière, elles sont nombreuses dans les séries à représentations érotiques. Elles ne font donc pas dans le Recueil l’objet d’un classement part, et intéressent le dessinateur d’abord par le décor qu’elles portent.

Faune et flore

On a bien souvent souligné dans ces classifications archéologiques l’influence décisive des sciences naturelles, si importante pour l’archéologie de la première moitié du XIXe siècle. Elle est ainsi revendiquée par Millin, qui fonde à Paris au début du siècle la société linéenne, placée donc sous le patronage du naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778), puis encore par J. de Witte et Lenormant en 1844 dans leur Élite des Monuments céramographiques qui cherchent à « offrir un spécimen de vases de toutes les fabriques et de tous les âges » (avertissement, p. i). Les sciences de la nature étaient en effet à cette époque établies et légitimes, et offraient donc un modèle à suivre. Le lien se fait d’ailleurs chez Muret assez directement avec les nombreuses planches consacrées à la faune et à la flore. Ce sont en effet 133 planches qui traitent des différents types d’animaux (avec 684 dessins), et 9 planches de plantes, fleurs, fruits variées (avec 153 dessins).

Les deux planches consacrées aux feuilles se présentent comme des albums de botanique, avec les spécimens exposés les uns à côtés des autres. Muret y identifie des feuilles de houblon, de lierre, de figuier, de peuplier, d’ache, de laurier, d’orme, de vigne, de houx, de serpentaire, de rosier, de millepertuis, de chêne et d’olivier ; sur celle des fleurs, moins étoffée, il y voit des fleurs de bruyère, de grenadier et de balanstium (grenadier sauvage chez Pline). Cette énumération montre son souci de montrer un large échantillon de représentations. Il offre ainsi des planches de biologie et botanique de l’antiquité, à travers ce qu’il nous en reste, c’est-à-dire leurs représentations, et l’on peut les comparer à des ouvrages contemporains, comme les Leçons de flore de Jean-Louis-Marie Poiret (1819-1820), aux planches colorées. Ces dessins se rangent en quelques sorte dans la lignée des dessins aquarellés de la Renaissance, comme le magnifique Libri Picturati A18-30 de la bibliothèque de Cracovie, édité en 2008.

L'instrumentum

Les objets plus utilitaires sont d’abord essentiellement publiés dans les ouvrages centrés sur le matériel de fouille d’un site ou d’une région, comme Pompéi et Herculanum. Les différentes publications de Claude-Madeleine Grivaud de la Vincelle, que Muret utilise à de nombreuses reprises, illustrent bien dès les premières décennies du XIXe siècle le passage du matériel de fouille à une tentative de classement pour exposer la vie des Anciens : les Antiquités gauloises et romaines, recueillies dans les jardins du palais du Sénat, pendant les travaux d’embellissement qui y ont été exécutés depuis l’an IX jusqu’à ce jour, de 1807, sont suivis dix ans plus tard par le Recueil de monumens antiques, la plupart inédits, et découverts dans l’ancienne Gaule. Enfin, en 1819, il propose un ouvrage intitulé Arts et métiers des anciens, représentés par les monuments, ou recherches archaeologiques. Muret s’inspire nettement de ces publications, dont il copie les objets à plus de cinquante reprises.

Chez Muret, les séries relevant de l’instrumentum les plus conséquentes concernent les bijoux et parures, l’équipement guerrier (armes, protections, parures …), l’épigraphie, les instruments, outils, les jeux et jouets, la serrurerie, la vaisselle de différents matériaux. Mais peut-on vraiment parler de véritables typologies ? Car si les objets sont bien rassemblés globalement par nature et/ou par forme, on peine à voir un classement qui montrerait les variations dans les agencements, voir des évolutions.

Regardons par exemple les planches consacrées à la serrurerie. Au nombre de vingt-trois, elles sont presque toutes regroupées dans le volume 10 (233 dessins). Si on trouve deux planches consacrées aux entrées de serrure, on en trouve aussi plus loin, au sein de trois planches figurant des clefs. De même, pour les clefs, si des rapprochements formels se font au sein d’une même planche, des clefs similaires se trouvent sur des planches séparées. Finalement, on a bien un regroupement de clefs et entrées de serrure sur des planches ordonnées, avec un souci esthétique clairement affirmé sur certaines, mais sans tentative de proposer un classement des différents types de clefs réunis. C’est comme si Muret s’était arrêté juste avant l’étape de classification, qui est pourtant centrale dans la démarche archéologique.

Voir toutes les planches consacrées aux clefs et serrures

Le même principe prévaut pour les autres séries d’objets variés. Le cas des estampilles est un peu différent, puisqu’ici c’est moins la forme que le texte porté sur des anses d’amphore, des briques ou des tuiles qui importe (voir l’article). Les planches séparent globalement les inscriptions grecques des inscriptions latines, et elles semblent surtout ordonnées selon la forme du support. Les légendes sont remarquablement muettes, donnant ici ou là un lieu de provenance ou une collection. Deux exceptions : la planche 106 qui rassemble les objets d’un même site et acquise de Locquin par le Cabinet des médailles en 1845 (« Tuiles de tombeaux, trouvées dans un cimetière romain ; à Mirebeau dept de la Vienne arrondissement de Poitiers. »), et la planche 110 qui est légendée : « Sceaux de potiers fabricant d'amphores. Trouvés en Angleterre. » Muret a en fait repris toutes ces vues de la publication de C. R. Smith, Collectanea Antiqua : Etchings and Notices of Ancient Remains, Illustrative of the Habits, Customs, and History of Past Ages, 1, paru à Londres en 1848 ; il aurait d’ailleurs pu être plus précis dans sa provenance et indiquer que toutes ces amphores ont été trouvées à Londres. Là encore, pas d’ordre d’ensemble, pas de regroupement par centre de production, et aucune traduction ou même transcription des inscriptions n’est proposée.

Un intérêt pour les techniques de fabrication

Ces ensembles sont donc plus de simples mises en série des objets que de véritables typologies, avec une identification de leur fonction ; les explications techniques sont d’ailleurs rares dans le Recueil. Une des exceptions les plus intéressante concerne la fabrication des frises en relief sur les vases étrusques archaïques, avec le rapprochement effectué entre les vases à décor en relief en bande et les cylindres gravés afin d'en expliquer le mode de fabrication. Ainsi, cette planche (ci-dessous) montre au centre de la composition et à grande échelle un vase étrusque en bucchero du Cabinet des médailles, qui porte une frise en relief sur l’épaule, dont une face est bien visible. Muret le légende ainsi :

Vase de terre noire à deux anses avec son couvercle. La panse est décorée d'un petit bas-relief représentant une biche et deux étoiles. Ce quadrupède qui se répète deux fois a été exécuté avec un cylindre.

Et pour expliquer par l’image cette idée, il figure sous le vase, dans une teinte grise similaire, l’empreinte déroulée de deux cylindres qui sont figurés de part et d’autre. Ces deux bandes qui montrent, comme l’épaule du vase, une file d’animaux répétés, sont représentées aux mêmes dimensions pour mieux permettre la comparaison. Il poursuit en légende :

Deux compositions à peu près semblable exécutées avec deux cylindres de la Bibliothèque nationale.

Il précise ensuite les lieux de conservation de ces objets :

1. Vase de la Bibliothèque Royale. 2. Cylindre de la collection de Monsieur Felix Lajard. 3. Cylindre de la Bibliothèque Royale.

Une autre planche (ci-dessus à droite) est conçue sur un principe similaire, mais sans explication par le texte des rapprochements proposés dans l’image. L’objet central est ici un grand fragment de brasero à reliefs acquis à la vente Beugnot :

Fragment du bord d'un grand vase orné de dessins en très bas-relief sur le rebord ; à l'intérieur est représenté une chasse au sanglier et au cerf. Deux éphèbes l'attaquent par-dessous le sanglier. Un homme barbu par derrière ; sous le sanglier on voit un chien un cerf et une biche courant derrière l'homme barbu. Dans la partie intérieure on voit une course à cheval. Le n°1 faisait partie de la collection de Monsieur le Vicomte Beugnot.

Juste en-dessous apparait un autre fragment de vase avec la répétition en relief du motif du cavalier :

Fragment d'un grand vase dont la panse était ornée d'une frise circulaire de cavaliers nus derrière lesquels on aperçoit un cygne. Fragment d'un vase de Santorin. Le n°2 appartient à Monsieur [Calamatta].

Le rapprochement semble ici à la fois technique (vases à faible relief) et iconographie (frises de cavaliers). Enfin, de part et d’autre du deuxième fragment, sont figurés deux cylindres gravés et leur déroulé. Cette fois-ci, chaque sceau est coloré pour marquer son matériau et, chose plus originale, l’empreinte déroulée qui lui correspond est coloré de la même teinte, sans doute pour dire visuellement de manière directe leur connexion. Seul l’un des deux est légendé (« Cylindre représentant Hercule vainqueur des oiseaux de Stymphale »), et aucune mention n’est faite du lien entre les cylindres et les fragments de vases à relief.

 

Une troisième planche présente la situation inverse : l’explication se situe uniquement en légende, sans la mettre en image. Les deux vases sont longuement expliqués, mais les cylindres ne sont pas figurés :

Vase de terre noire à deux anses forme n°67. Il est orné d’un double bas-relief circulaire identique représentant Bellérophon prêt à aller combattre la chimère. Le héros dompte le cheval Pégase qu’il tire à lui au moyen d’une longe tandis que ses compagnons est à la tête de l’animal qu’il flatte de la main. Ces deux figures tiennent de la main droite une espèce de branche d’arbre propre à frapper Pégase. Au devant la chimère. Ce sujet qui se répète plusieurs fois autour de la panse a été exécuté avec un cylindre (Musée de Sèvres).

Forme n°3. Vase de terre orné d’un petit bas-relief représentant un homme accroupi entre deux chimères, de chaque côté de ce groupe un éphèbe nu et un arbre. A la place des anses deux têtes de taureau appliquées sur la panse. Cette composition qui se répète sept fois a été exécutée avec un cylindre.

Les limites de la démarche

Muret rassemble des séries d’objets autour d’une forme ou d’une fonction, mais il ne va jamais jusqu’au classement ni à la typologie. Finalement, ces planches offrant les vues de nombreux objets similaires montrent moins une volonté de montrer les unités formelles que de jouer de l’accumulation des singularités. Sont présentées tous les changements d’un profil de vase, ou d’une hache de l’âge du Bronze, les infinies variation de la patine du bronze, les mises en série d’objet proches mais dont le crayon s’attache à montrer les particularités et les anfractuosités démontrant en image leur unicité.

Mais même ces mises en série, si elles fonctionnent dans le cas de suites homogènes, montrent rapidement leur limite quand sont mélangés les lieux et les dates. Ainsi, le volume 7 consacre de nombreuses planches aux armes et armements divers. Le cas des casques est assez simple, puisque Muret décide de ne montrer que des types variés, sans répétition de forme ; de la même manière, il ne dessine qu’une seule cuirasse anatomique. Pour les couteaux et épées, qui sont dessinées sur douze planches (plus deux sur les poignées ornées), comme les pointes de lance ou de flèche, la variété semble aussi l’emporter, avec quelques ensembles similaires sur une même planche. Notons qu’à l’opposé, il se plait à dessiner de multiples exemplaires des petits objets liés à l’équipement guerrier, avec des légendes beaucoup plus variées : boucles de ceintures, ornements de courroies, phalères, etc. 

Mais cette variété l’amène à introduire, à côté des armes grecques et romaines, des silex préhistoriques, des haches de l’âge du bronze ou des épées du Moyen Age, ce qui en l’absence de texte explicatif brouille la compréhension que l’on peut avoir de l’ensemble. Les indications claires, non de datation, mais d’appartenance à une civilisation, sont minoritaires. Rien n’est dit sur les objets relevant de la préhistoire, sauf leur lieu de découverte parfois. Une seule fois est évoqué un tumulus (« Pointe de flèche en silex trouvée dans un tumulus de l'ancien comté de Wilt Everley », pl. 108 11-14). On trouve l’adjectif celtique pour deux haches de l’âge du Bronze (en pl. 115 et  et pl. 116).

Des légendes citent rarement la civilisation gréco-romaine (pl. 79, « éperons appelés KENTPON (pointe) par les Grecs et CALCAR par les Romains »), l’époque romaines est désignée à quatre reprises (« Dague romaine », « Poignée de poignard Aevum nom d'un être dont les Romains avaient emprunté l'idée au culte secret de Mithra. Cab. Pourtalès », « Bout d'épée romaine dans son fourreau », « Mors brisé en bridon en fer découvert sous les fondements du temple de Neptune à Paestum. »).

Les Gaulois sont évoqués à de rares reprises (« Bipenne gauloise de la collection de Monsieur Rollin », « Hache de fer trouvée à Vandrest (canton de Lizy, Seine et Marne), sous quelques pierres de grès ; elle était accompagnée d'une quinzaine de médailles gauloises cachées dans un os de tibia. »), et une planche (de simples boutons !) est intitulée « antiquités gauloises ». On les retrouve aussi cités à propos d'un type particulier de mors (pl. 158) :

Lupata frena, mors herissé d'aspérités et d'inégalités. Comme les machoires du loup, dont les dents sont fort inégales. Les Romains attribuèrent aux Gaulois l'invention de ces mords rudes. Dans les fouilles faites par M. Grignon dans sa villa du Chatelet en Champagne, près de Joinville, on a touvé des mords de fer brisés et très rudes, frena lupata.

Deux objets sont précisés comme trouvés  « dans le tombeau de Chidéric à Tournay en 1653 » (le fer de lance et le fer à cheval), mais sans datation de la tombe.

Sur 628 objets liés à l’équipement guerrier, seuls une vingtaine sont ainsi rattachés à une civilisation ; pour la majorité, il est implicite que nous sommes dans le monde classique, mais ils sont ainsi mêlés à des productions bien différentes dont on ne perçoit pas ici comment elles s’articulent avec le propos général.

Sans typologie claire, et sans datation des objets, la mise en série atteint ses limites heuristiques devant une trop grande hétérogénéité. On pourrait y voir aussi une résistance à la tension entre l’avènement de l'objet par le dessin et son effacement dans la série ; Muret se situe clairement du côté de l’objet, et non du type.

 

Cas d'étude : l'épigraphie

Lire l'article de M. Bisson sur le corpus épigraphique.

 

Cécile Colonna

Pour citer cet article : Cécile Colonna, « La mise en série des objets », dans Digital Muret, mis en ligne le 03/10/2022, https://digitalmuret.inha.fr/s/digital-muret/page/mise-serie-objets

 

Lire la suite : Périodes, civilisations, chronologie : la difficile mise en ordre.

Bibliographie

E. Lehoux, Mythologie de papier : donner à voir l’Antiquité entre France et Allemagne (XVIIIe-milieu du XIXe siècle), Dijon, 2018.

S. Moser, « Archaeological visualisation: Early artefact illustration and the birth of the archaeological image », dans Archaeological theory today, Cambridge, 2012, p. 292‑322.