Cas d'étude : Autour d'Hermès
Qui est Hermès ?
L'Hermès grec
Hermès, comme son pendant romain Mercure, est généralement connu comme le messager des dieux de l’Olympe, d’où ses fameuses sandales ailées, qui lui permettent de se déplacer rapidement dans toute la création. Pourtant, il est bien plus que cela : on lui connait un grand nombre d’épiclèses (adjectif accolé au nom d’un dieu) qui reflètent autant d’aspects de son culte et des croyances à son propos. Aussi pour Arlene Allan, son pouvoir est-il généralement de « créer des connexions et de construire des relations », et Robert Parker l’a-t-il défini comme le dieu de la transition, de la communication et de l’échange.
Hermès est donc le messager des dieux, le héraut de Zeus, mais il est aussi le dieu du voyage et des voyageurs, des marchands, et par-là des voleurs aussi. Dieu des transitions, il est souvent envoyé par son père accompagner sur leur voyage héros et dieux, et il est aussi vénéré par les Grecs comme psychopompe, accompagnant les défunts vers les enfers. Dieu rusé, inventif et créateur, il maitrise le langage et la rhétorique comme la technique : c’est lui qui a inventé la lyre, ensuite donnée en présent à Apollon. Par ailleurs, s’il protège ceux qui vont d’un lieu à un autre, il est aussi protecteur de lieux, de ceux qui y demeurent, et de leur propriété : protecteur de certaines villes et de maisons, il l’est aussi des troupeaux.
Ce dieu polyvalent tirerait son nom du mot grec herma (« tout objet qui sert d’appui […], point d’appui, fondement »), qui a par ailleurs donné le nom d’une des représentations les plus emblématiques d’Hermès – peut-être même la forme primitive du dieu : les hermes, ou piliers hermaïques, ces piliers quadrangulaires surmontés d’une tête humaine, parfois avec un phallus au niveau qui correspondrait à l’entre-jambe, parfois aussi avec des ailerons au niveau du départ des bras. Cependant, même s’il y est le plus fréquemment figuré, Hermès n’est pas la seule divinité à être représentée sur les piliers hermaïques : Héraclès, Athéna, Arès et même d’éminents mortels comme Démosthène ou Alcibiade se trouvent au sommet des hermes.
Mercure à Rome
Le pendant latin d’Hermès est Mercure, qui a récupéré – peut-être par l’intermédiaire de l’étrusque Turms – une partie de la mythologie et des attributions du dieu grec. On considère généralement, néanmoins, que le champ d’action de Mercure est réduit par rapport à celui de son homologue hellénique. Il deviendrait avant tout un dieu des marchands, ce que refléterait l’étymologie de son nom, issu du nom merx (« marchandise »). Il reste associé au vol, et aussi vraisemblablement aux voyageurs, même si les Romains n’utilisent pas les hermes qui protègent les voyageurs du monde grec : pour Cicéron, les piliers ne sont que des œuvres d’art. En revanche, en dehors de certaines représentations artistiques et développements érudits, il ne semble pas exister de dévotion populaire envers un Mercure Psychopompe.
Mercure dans les provinces occidentales
Enfin, il faut mentionner deux passages très commentés de Jules César et de Tacite qui font état de la forte dévotion à Mercure dans les provinces occidentales. Dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules (VI, 17), le général romain nous informe que :
Le dieu qu'ils honorent le plus est Mercure. Il a un grand nombre de statues ; ils le regardent comme l'inventeur de tous les arts, comme le guide des voyageurs, et comme présidant à toutes sortes de gains et de commerce.
César a donc identifié la figure de Mercure dans un dieu gaulois qui a des attributions similaires, par un processus appelé l’interpretatio romana. On ne peut pas identifier avec certitude le dieu celtique dont il se serait agi : Teutatès, Esos, Cernunnos, Lugh et d’autres ont été suggérés, sur la base de sources difficiles à interpréter. Ce dont on peut en revanche être sûr est le degré auquel les Gaulois se sont emparés après la conquête de la figure de Mercure, qui est devenu un des dieux les plus importants de la Gaule romaine, avec un nombre important d’épiclèses et de lieux de culte. Ancré sur un substrat celtique, le Mercure gaulois, tout en gardant ses fonctions de gardien des voyageurs et du commerce, devient, plus encore que la divinité grecque, un dieu polyvalent et plurifonctionnel. Il prend notamment des fonctions d’abondance et de fertilité, de dieu des sources et des sommets, qui n’existent ni en Grèce ni à Rome. En Gaule, Mercure est également associé à une parèdre, sa compagne divine : soit Maia, qui est dans la mythologie grecque sa mère, soit Rosmerta, divinité celtique de l’abondance.
Plus tard, Tacite fait état d’une dévotion similaire des Germains à l’égard d’un dieu qu’il interprète comme Mercure (La Germanie, IX, 1) :
Parmi les dieux, le principal objet de leur culte est Mercure, auquel ils croient devoir à certains jours immoler des victimes humaines.
En l'occurence, il s’agit probablement d’une interpretatio romana du dieu Odin, qui paraît avoir des attributions similaires liées au commerce ; en tous cas le mercredi, jour de la semaine qui porte son nom (le Wednesday anglais n’étant autre qu’un « Woden’s day » ou jour d’Odin), était un jour de marché pour les Gaulois comme pour les Romains. Et c’est de là aussi que nous tirons notre propre mercredi : le Mercurii dies, jour de Mercure.
Comment le reconnaître ?
Apparence physique
Comme tous les dieux antiques, Hermès a un certain nombre de caractéristiques physiques et d’attributs qui permettent de reconnaître son iconographie dans l’art. Les plus anciennes représentations d’Hermès, à l’époque archaïque, le montrent comme un homme âgé, à la barbe fournie : cette apparence demeure au long des époques classique, hellénistique et romaine celle du dieu sur les hermes. Immobile (il n’a ni membres ni ailes), il n’en est pas moins plein de vitalité, comme le montre par le phallus en érection régulièrement présent sur le pilier, phallus qui demeure en outre un symbole du dieu, pouvant être utilisé seul pour symboliser Hermès.
En dehors de du contexte précis des piliers hermaïques, cependant, Hermès perd dès le vie siècle av. J.-C. sa barbe et son âge avancé : il est représenté sous les traits d’un jeune homme, en mouvement ou capable de l’être, du fait des ailes aux chevilles ou sur son couvre-chef. C’est ce jeune homme qui porte les attributs les plus iconiques du dieu, dont Jean-Baptiste Muret a pris soin de collectionner les attestations.
Accessoires et accoutrement
Le premier de ses accessoires est sans doute le caducée, une baguette entourée de deux serpents entrelacés. Cette baguette est le symbole de l’autorité d’Hermès en tant que héraut de Zeus – le kerukeion, « caducée » en grec, est aussi l’insigne des hérauts chez les mortels. Deux mythes expliquent l’apparition des deux serpents autour de la baguette, mais tous deux mettent en scène Hermès jetant son bâton entre deux serpents qui se battent : cessant le combat, ils s’enroulent autour du caducée et s’immobilisent. Le caducée appuie donc aussi la fonction pacificatrice du dieu. Dans le monde gaulois, les serpents sont parfois à tête de bélier ou à cornes – un animal symbole du dieu – ce qui intéresse grandement Muret, qui dessine plusieurs caducées à tête de bélier. Dans l’autre main, le dieu a parfois une bourse, tenue dans la main ou suspendue de celle-ci, référence claire à son statut de dieu des marchands et du commerce, dans laquelle certains chercheurs ont également vu un symbole de fertilité.
Hermès/Mercure est aussi aisément reconnaissable à son accoutrement, constitué de vêtements traditionnellement associés et aux jeunes hommes et aux voyageurs. Sur la tête, il porte un pétase, chapeau à large bord qui protège des intempéries et du soleil, utilisé aussi par les éphèbes au gymnase, dont le caractère divin est apparent par la présence des ailes sur les côtés, symboles du voyage et de la célérité du dieu. Sur les épaules, Hermès porte une chlamyde, la cape des jeunes soldats et des messagers, attachée à droite par une fibule. Sur les pieds, le dieu chausse souvent ses pédila (grecs) ou talaria (latins), sandales de palme et de myrte qui lui permettent de voyager à la vitesse du vent, une rapidité qui est symbolisée par les ailes que l’iconographie fait souvent apparaître à ses chevilles. Parfois, pétase comme talaria peuvent disparaître pour ne laisser que ces petites ailes, émergeant directement des cheveux du jeune dieu, ou attachés à ses chevilles.
Animaux symboliques
Outre ces accessoires et vêtements, Hermès/Mercure est associé à plusieurs animaux, qui intéressent en haut lieu Jean-Baptiste Muret, qui en dessine beaucoup et aime à voir dans n’importe quelle représentation de ceux-ci un symbole du dieu, comme on le verra.
L’animal-emblème le plus important du dieu est le bouc, ou parfois le bélier. La chèvre ne figurant pas parmi les victimes de sacrifice habituelles à Rome, Mercure est l’un des rares dieux romains auxquels on sacrifie le bouc (on le sacrifie aussi à Liber Pater et à Faunus). Du côté grec, Hésiode décrivait par ailleurs Hermès comme un dieu qui travaillait avec Hécate pour accroître les troupeaux (Théogénie, 444-445) ; dans le quatrième Hymne homérique, Hermès indique aussi clairement qu’il veillera sur la productivité et le bien-être des cheptels. On lui connaît comme épithète homérique Oiopolos (« Hermès le berger »), et comme épiclèses Epimêlios (« gardien des troupeaux ») et Kriophoros (« porteur de bélier »). Des épiclèses gallo-romaines attestent des mêmes fonctions en Gaule : Mercure est attesté comme Ambiomarcis, peut-être « des enclos ». Le bouc et le bélier pourraient aussi incarner les valeurs de fécondité que peut revêtir Mercure, du fait de son rôle dans ces mêmes troupeaux.
Le coq est le deuxième de ces animaux symboles de Mercure, mais pour sa part il ne semble pas particulièrement avoir de lien avec une pratique sacrificielle à l’égard du dieu. Les raisons de cette association sont somme toute assez obscures : lié au caractère apotropaïque de cet oiseau dans le monde grec, qui chassait au lever du jour par son chant les esprits malfaisants de la nuit ? un rapport là encore à la vigueur sexuelle encore, ou à des vertus de vigilance ?
Beaucoup plus claire est l’association d’Hermès/Mercure avec ses deux autres animaux symboliques : la tortue et le serpent. La première fait référence au mythe de la création de la lyre. Le deuxième Hymne homérique raconte comment Hermès, à peine né, sortit de la grotte où il était caché pour voler les bœufs d’Apollon. Sur le chemin, il croise une tortue et réalise le potentiel de sa carapace pour créer un instrument de musique : après avoir évidé l’infortuné animal, il y tend une peau de bœuf, attache un manche avec des cordes en boyaux de brebis, et crée ainsi la première lyre, qu’il doit ensuite donner à son demi-frère Apollon en rétribution du vol des bœufs. L’iconographie de la tortue met donc en avant l’inventivité d’Hermès/Mercure et sa fonction de dieu polytechnicien. On a déjà évoqué son lien mythologique avec les serpents à propos du caducée, qui aurait ramené la paix entre deux serpents se combattant.
Hermès dans le recueil n° 4
Jean-Baptiste Muret a dessiné quelques beaux Mercures en terre cuite, trouvés dans des fouilles récentes, dans le recueil n° 3 : ces trouvailles de statuettes témoignent de la dévotion populaire à Mercure dans la Gaule romaine. C’est ainsi qu’il illustre aussi des Mercure sur des estampes de briques gallo-romaines, et d’autres objets quotidiens.
Mais il s’intéresse tout particulièrement à Hermès/Mercure dans les vingt-cinq premières planches du recueil n° 4, planches qui constituent une réelle étude iconographique du dieu, centrée avant tout sur ses symboles et sur les divinités syncrétiques entre Hermès/Mercure et d’autres dieux, que Muret entrevoit à travers certaines représentations iconographiques et associations de symboles. Cette étude est entrecoupée de planches hors-sujet, évoquant d’autres dieux ou thèmes iconographiques, ce qui suggère que l’ordre initial voulu par le dessinateur n’ait pas été respecté au moment de la reliure.
Ainsi, dès la planche 2, le dessinateur met en regard trois statuettes de Mercure présentant la même iconographie : le dieu est assis sur un rocher, la jambe droite presque tendue et la jambe gauche fléchie, le bras gauche reposant sur celui-ci tandis que le droit s’appuie contre le rocher.
Sur la planche suivante, il n’y a qu’un seul dessin : un médaillon représentant Mercure avec un grand nombre de ses symboles. Assis sur un bélier, vêtu de la chlamyde et de son pétase, le dieu porte dans sa main droite la bourse, et dans sa main gauche le pétase, tandis ce qu’une tortue marche au sol. L’étude du dieu se poursuit avec un Mercure psychopompe, puis par une planche présentant Mercure avec sa parèdre, Maia ou Rosmerta.
Les planches 8 à 14 nous présentent des objets qui, selon Muret, font référence à des personnages mythologiques syncrétiques, comportant Hermès et un autre dieu ou héros : les légendes mentionnent Hermaphrodite, Hermeros, Hermapollon, Hermarpocrate et Hermhéraclès. Par exemple, la planche 8 a pour thème le personnage d’Hermaphrodite – enfant d’Hermès et d’Aphrodite, présentant des caractéristiques sexuels à la fois d’un homme et d’une femme – qui se cache pour lui derrière différentes associations de symboles associés à Hermès. Ainsi, on y trouve une colombe (pour Aphrodite/Vénus) à tête de bélier (pour Hermès/Mercure), ou une monnaie avec un caducée sur le droit et une coquille peigne (pour Aphrodite/Vénus) sur le revers. Le record en terme d’efficacité symbolique est sans doute détenu par une intaille représentant une tête barbue portant plusieurs masques, décrit en légende comme une « représentation symbolique d’Hermapan, d’Hermapollon, d’Hermeraclès et d’Hermaphrodite ».
Des planches similaires examinent Herméros (planche 10), Hermapollon (planche 12) et Hermhéraclès (planche 13). La planche traitant ce dernier fait même l’objet d’un titre au-dessus de l’ensemble des légendes : « Les Herméraclès et leurs différentes représentations symboliques ». Il n’y a donc pas de doute à avoir sur la nature de l’enquête iconographique que conduit Jean-Baptiste Muret, même s’il n’utilise que très peu de mots, et beaucoup de dessins, pour ce faire.
Les planches 11 et 19 tranchent un peu avec celles qui l’entourent, puisqu’il n’y est pas question d’un personnage syncrétique incluant Hermès/Mercure, mais d’un Hermès/Mercure particulier, l’Hermès criophore (Hermes kriophoros : « Hermès porteur de bélier »), un nom dont Muret donne l’étiologie dans une légende notée par erreur à l’arrière de la planche 20 :
Suivant la tradition un dieu avait délivré Tanagra de la peste en portant un bélier sur ses épaules autour des murs de la ville.
Là aussi, entre les deux planches, il nous donne à voir et des iconographies explicites de Hermès/Mercure Criophore, c’est-à-dire le dieu portant un bélier, et des images qui selon lui le représentent en symboles : un bouc portant des bourses, une intaille montrant un pied ailé avec une tête de bélier sortant de la cheville, au-dessus d’une bourse… Le même Mercure Criophore est mentionné dans la légende de l’unique objet dessiné sur la planche 22, un caducée dont les serpents ont des têtes de bélier. On a donc bien l’impression qu’on a affaire ici à au moins trois planches conçues ensemble dans l’esprit du dessinateur, mais qui ont été séparées à la reliure.
On peut trouver d’autres planches plus loin dans le tome qui seraient plus logiquement associées à ces études d’Hermès, de ses symboles et de ses différentes versions : l’homme-coq-phallus et l’homme ithyphallique à barbillons de coq de la planche 24 sont identifiés comme représentant « Hermès Phalès ». Bien qu’Hermès soit effectivement un dieu phallique, comme on l’a vu, il n’est pas clair d’où Muret a tiré cette épiclèse en particulier. On trouve enfin aux planches 39 et 40 des représentations d’un épisode mythologique, Mercure attaquant Argus.
C’est donc avec un attrait tout particulier pour les symboles et les Hermès/Mercure particuliers que Jean-Baptiste Muret s’intéresse à la figure de ce dieu. Malgré une claire curiosité pour les riches détails de la mythologie et des croyances gréco-romaines, on peut lui reprocher aujourd’hui une certaine surenchère dans l’interprétation de ces différentes iconographies. Par exemple, si des mots comme Hermhéraclès, Hermathéna ou Hermapollon sont attestés dans les sources antiques, il s’agit vraisemblablement d’hermes avec une représentation d’Héraclès ou d’Athéna dessus, comme on a vu qu’il en existait beaucoup, dans lesquels il ne faut pas forcément chercher la présence d’une divinité syncrétique entre Hermès et toutes ces autres divinités, mais des motifs artistiques. En effet, même si Hermès peut être préférentiellement associé à d’autres divinités – souvent à Apollon en Gaule romaine, par exemple – on ne connait pas dans la mythologie de personnages syncrétiques tels que ceux-là.
On pourrait objecter à cela au moins deux exceptions : d’une part Hermaphrodite, enfant issu de l’union entre Hermès et Aphrodite, qui a fait l’objet de multiples représentations dans l’art antique, et d’autre part Hermanubis, dieu syncrétique gréco-égyptien issu de l’identification d’Hermès et d’Anubis, dieux psychopompes, pourtant attesté par les textes antiques (Juvénal, Satires, VI, 534), mais dont la représentation est identifiée par Muret comme Hermaphrodite.
Les autres personnages aux attributs réellement doubles que met en exergue Muret, comme l’Hermapollon et l’Hermhéraclès de la planche 9 témoignent de toute la flexibilité des croyances et des pratiques religieuses antiques, mais aussi de rapprochements iconographiques, souvent simplement remarqués par des auteurs du xixe siècle, et qui mériteraient de faire l’objet d’études contemporaines pour comprendre leur place dans la religiosité antique.
Euan Wall
Pour citer cet article : Euan Wall, « Autour d'Hermès », dans Digital Muret, mis en ligne le 03/10/2022, https://digitalmuret.inha.fr/s/digital-muret/page/autour-hermes
Lire la suite : Aspects de la vie des Anciens.
Les Hermès et Mercure du Digital Muret
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