La mythologie chez Muret : un fil d'Ariane ?

Une partie importante des planches thématiques dessinées par Jean-Baptiste Muret sont dédiées à la mythologie, principalement gréco-romaine. L’intérêt du dessinateur pour ce domaine se voit aisément dans l’abondance des légendes explicitant ces thèmes, où il relaie les identifications des figures et en propose de nouvelles.

La place de la mythologie dans les sciences de l'Antiquité

La mythologie, cet « ensemble de récits concernant les dieux et les héros, c’est-à-dire les deux types de personnages auxquels les cités antiques adressaient un culte » (Vernant 1981, p. 473), est un des vestiges de l’antiquité qui a le mieux survécu jusqu'à aujourd'hui. Cependant, en fonction des différents contextes de production du savoir, la manière de comprendre et d’exploiter ses récits et ses images a largement évolué. C’est ainsi à la Renaissance qu'apparaît la figure du mythographe, savant philologue spécialiste de l’étude des mythes. À cette même époque s’institue une lecture symbolique de ces histoires, visant à véhiculer des idées moralisatrices par la reconsidération des figures païennes à travers le prisme de la pensée chrétienne. Les antiquaires de la Renaissance sont à leur tour tributaires de la lecture des textes anciens pour interpréter les objets antiques qu’ils ont dans leur cabinet.

Avec le développement des fouilles archéologiques et l’explosion de la documentation matérielle, plusieurs savants expriment dès la fin du xviiie siècle la nécessité de classifier et d'ordonner les « Monuments antiques » afin de constituer les bases solides d’une « Science de l’Antiquité », selon les expressions alors consacrées. Sous l’impulsion allemande se mettent en place des travaux de classification de grande ampleur qui prennent notamment la forme de Bilderbücher (livres d’images), comme l’ouvrage de Aloys Ludwig Hirt (1805-1816) par exemple. Les mythes permettent ainsi de créer des catégories pour classer et comprendre les images produites par les Anciens.

Au cours du xixe siècle, la mythologie a alors un rôle triple : elle sert à l’étude d’une histoire sociale des sociétés antiques, ses représentations sont des supports académiques et des sources d’inspiration pour les artistes, et elle constitue enfin un savoir à part entière qui est un des marqueurs sociaux d’une élite intellectuelle. La mythologie est à la mode, elle conjugue l’étude des textes (la philologie) et des images (l’histoire de l’art antique, sur les pas de Montfaucon, de Caylus et de Winckelmann).

En France, la première grande publication consacrée à l’« Antiquité figurée » est la Galerie mythologique parue en 1811, par de Aubin-Louis Millin de Grandmaison (1759-1818), conservateur du Cabinet des médailles entre 1795 et 1818. Il affirme, dans son introduction (t. 1, p. vj-vjj), combler un manque dans l’étude des mythes en mettant en regard les textes et les images. En faisant ainsi dialoguer le dessin de l’objet, sa description et le mythe auquel il renvoie, Millin cherche à montrer l’apport de l’image à la compréhension de l’imaginaire grec et son évolution (Lehoux 2018, p. 160). L’iconographie est alors étudiée exclusivement au prisme des récits mythologiques et devient un outil conceptualisé. Les images sont classifiées, essentiellement à partir des différents types de figures mythologiques : la Galerie des images raconte ainsi les dieux et déesses répartis selon leur milieu de vie (ciel, terre, eau, feu), les héros et héroïnes, ainsi que les « fables » selon leur provenance (fables arcadiennes, argiennes, etc.).

Nous n'avons pu exposer, dans le cadre étroit que nous avons à remplir, toute l'histoire des Dieux ; il nous seroit également impossible d'y renfermer toute l'histoire des héros; cette histoire est déjà à peu-près développée dans les descriptions des monuments nombreux que nous avons rassemblés ; nous nous bornerons donc, comme dans notre première partie, à lier entre elles les différentes descriptions des monuments en les faisant entrer à leur véritable place, et à faire principalement remarquer ce qui tient essentiellement aux arts : nous ne nous arrêterons qu'aux mythes qui ont été figurés sur les monuments. [Millin A.-L., Galerie mythologique, t. 2, p. 133]

A.-L. Millin de Grandmaison, Galerie mythologique, t. 2, pl. 115

Tout au long du xixe siècle, la classification des antiquités se complexifie, mais la mythologie reste une catégorie essentielle pour organiser le savoir. Eduard Gerhard (1795-1867), lui-même un monument dans le processus d’organisation de la documentation archéologique et contemporain de Jean-Baptiste Muret (1795-1866), publie une œuvre monumentale de quatre volumes nommée Auserlesene Griechische Vasenbilder (« Choix de peintures de vases grecs ») où les sujets mythologiques sont au coeur du titre de trois volumes sur quatre. Le premier est consacré aux Götterbilder (« Images de dieux », 1840), le second aux Heroenbilder (« Images de héros », 1843), le troisième aux Heroenbilder, meistens homerisch (« Images de héros homériques », 1847) et le dernier à la Griechisches Alltagsleben (« La vie quotidienne des grecs », 1858). Ainsi, aux côtés du développement de la classification typologique des vases grecques (Gerhard E., Rapporto intorno i vasi Volcenti, 1831), la mythologie reste tout au long du xixe siècle un outil fondamental pour appréhender et transmettre les monuments antiques.

Les onze volumes de Jean-Baptiste Muret constituent à leur tour une compilation de divers types d’objets archéologiques (instrumentum, glyptique, bijoux, terres cuites en tout genre, monnaie, armes, etc.), et si le dessinateur ne constitue pas une méthodologie rigoureuse et systématique pour organiser ses planches, la mythologie tient indéniablement une place centrale dans la composition de ses planches.

La mythologie chez Muret, quelques chiffres

L’étude quantitative faite sur ces onze volumes a été effectuée selon la classification thématique établie lors de l’étude des planches. Jean-Baptiste Muret n’ayant laissé aucune note méthodologique sur son travail, nous avons fait une proposition de reclassement des planches en fonction des thèmes qu’il semble avoir voulu traiter (voir la page dédiée à ce nouveau classement). Nous avons donc comptabilisé ici tous les dessins attribués au domaine de la mythologie.

Sur les 7 752 objets dessinés, environ 30 % portent une iconographie à thématique explicitement mythologique. D’un point de vue quantitatif, cette proportion ne suggère pas un appétit particulièrement important du dessinateur pour les sujets mythologiques. Cependant, l’attention toute particulière portée aux mythes se voit lorsque l’on comptabilise les légendes, écrites finement au crayon à papier au dos des planches. De fait, sur ces mêmes 7 752 objets dessinés, seulement un petit tiers sont accompagnés d’annotations, et 60 % d’entre elles sont consacrées à détailler des objets portant un sujet mythologique. Ainsi, 80 % des objets à thème mythologique sont légendés (voir la partie sur la place du texte en général dans le Recueil).

Cela montre l’attention toute particulière que Muret accorde à ces objets, auxquels il apporte différents types de renseignements : lieu de conservation, lieu de production, mais surtout des descriptions et/ou le mythe auquel correspond le thème iconographique représenté. Les 20 % des objets restant sans légende attestent ainsi parfaitement de l’absence d’une méthodologie systématique, caractéristique du travail de Jean-Baptiste Muret (pour aller plus loin : une archéologie par l'image).

Composition des planches au prisme du mythe

La mythologie est exploitée et rendue de différentes façons dans les onze volumes de Muret. Elle  est le plus souvent utilisée pour composer les planches de manière cohérente ; parfois, son recours dans les légendes des objets permet d'apporter des informations supplémentaires servant à la compréhension de l’image.

Les planches et leur titre : dessiner une figure mythologique et ses attributs

La classification par le biais du mythe est directement perceptible lorsqu’est accordée à la planche le titre d’une figure mythologique. Ce procédé permet au dessinateur de réunir les types iconographiques d’un même sujet, représentés sur différents matériaux et à des époques différentes. C’est le cas par exemple de la planche consacrée au Sphinx (recueil n° 08, pl. 049, ci-contre à droite) .

Cette créature hybride, à tête de femme et au corps de lion parfois aîlé, est ainsi représentée par trois types d’objets différents : appliques figurées en relief, instrumenta (ici, des poids de mesure) et camées. Leur matériaux varient également : on y trouve du bronze, de la terre cuite, du plomb et de la sardonyx. Jean-Baptiste Muret ne donne pas de description des objets en eux-mêmes, seule leur provenance est mentionnée : Musée du Louvre, Bibliothèque Royale (pour le Cabinet des médailles), une collection privée (celle de Fortia d'Urban). Aucune datation n’est proposée par le dessinateur, mais l’étude des objets montre leur large chronologie de production, de l’époque archaïque (objet 13) jusqu’à l’époque impériale (objet 1) en passant par l’époque hellénistique (objet 5). Seul le titre de la planche permet ainsi de donner une identification d’ensemble et de créer une cohérence typologique en classant par le mythe différents objets provenant des deux grandes collections publiques de la capitale. Ce procédé montre de manière assez frappante la permanence et l’homogénéité d’un thème iconographique.

Au cours des 11 volumes, Jean-Baptiste Muret se sert ainsi de créatures mythologiques, divinités (par exemple Vénus, recueil n° 01, ci-contre à gauche) ou héros (Thésée, recueil n° 08) pour réunir sur une même planche différents objets reflétant en réalité une grande disparité d’un point de vue chronologique, géographique, fonctionnel et matériel.

Dans un souci d'exhaustivité, en plus de représenter les entités mythologiques, Jean-Baptiste Muret réunit également leurs attributs symboliques, induisant une interprétation et un regard personnel sur l’iconographie des objets représentés. Il constitue ainsi, par exemple, une planche avec les différents attributs de Cérès, déesse romaine assimilée dès le ive siècle av. J.-C. à la Déméter grecque. Sont réunis sur cette planche 44 du premier recueil (ci-contre à gauche) différents types d’objets (monnaies, figurines en terre cuite, en bronze, une ciste en pierre et deux lampes) de datation également disparate (ive siècle av. J.-C. pour les monnaies jusqu’à l’époque impériale pour les lampes). Selon la tradition iconographique bien attestée dans les productions romaines, Jean-Baptiste Muret représente côte à côté des épis de blé, des cornes d’abondances, des sangliers, un panier pour la récolte et une faucille. Cérès étant connue pour avoir un char tiré par des serpents, il dessine également deux reptiles ailés dont rien ne laisse pourtant entrevoir une relation directe avec la déesse des moissons. De fait, aucun élément de contexte n’indique que la fonction première de ces objets était de renvoyer à Cérès, la corne d’abondance étant par exemple un objet attribué à de nombreuses divinités et personnifications.

On peut ainsi voir sur cette planche onze objets appréhendés exclusivement pour leur motif iconographique, et utilisés par Jean-Baptiste Muret comme les illustrations d’un propos didactique énoncé grâce au titre de la planche « Attributs de Cérès ».

Représenter un cycle mythologique

En plus de composer des planches représentant des divinités ou héros individuels et leurs attributs, Jean-Baptiste Muret s’applique également à rendre des cycles mythologiques. C’est le cas, par exemple, du héros Bellérophon dont l’histoire est racontée dans les Olympiques de Pindare, poète du ve siècle av. J.-C. :

Jadis, près de la source, dans son ardent désir de dompter Pégase, le fils de la Gorgone couronnée de serpents, [Bellérophon] multiplia de vains efforts, jusqu’au moment où la vierge Pallas lui apporta le mors, pareil à un diadème d’or [...] La puissance des Dieux rend aisé l’accomplissement même des tâches qui vont par delà le serment et par delà l’espérance. Alors, plein d'ardeur, le robuste Bellérophon saisit, en appliquant à sa mâchoire l’instrument qui le rendait docile, le cheval ailé. Il saute sur son dos, couvert de son armure d’airain, et aussitôt lui fait exécuter un pas guerrier. C’est avec lui qu’ensuite, du sein désert de l’air glacé, il frappa de ses traits les escadrons féminins des Amazones, il tua la Chimère qui vomissait du feu et massacra les Solymes [Pindare, Olympiques, XIII, 3-4, trad. A. Puech, Les Belles Lettres, 1970].

Jean-Baptiste Muret représente ainsi différents épisodes du mythe de ce fils de Poséidon. Tout d’abord, ce qu’il identifie comme étant « Minerve Chalinitis [qui] demande des armes à Vulcain pour un héros qu'elle protège, probablement Bellerophon, à qui elle donna des armes et le cheval Pégase pour aller combattre la Chimère » (recueil n° 01, pl. 153, n° 1, ci-contre à gauche), puis « Bellérophon à la porte de Corinthe reçoit le bouclier et le cheval Pégase qui lui sont envoyés par Minerve pour combattre la chimère » (recueil n° 02, pl. 017, n° 1, ci-contre à droite). Deux interprétations que l’on qualifierait aujourd’hui d’abusives, car rien ne permet de reconnaître expressément des références au cycle mythologique de Bellérophon dans ces deux représentations

Sur la planche 21 du deuxième recueil (ci-contre à gauche), Jean-Baptiste Muret compile les deux épisodes racontés par Pindare : Bellérophon domptant Pégase, puis combattant la Chimère. La planche est composée de manière harmonieuse selon la forme et la taille des objets, mais également en fonction de l’épisode figuré. La première ligne représente ainsi trois versions de « Bellérophon tenant le cheval Pégase par la bride ». Ensuite, les deux figures centrales sont la Chimère, avec l'extrait de l'image d’une céramique attique à figure rouge, et Pégase, sur le médaillon d’une lampe en terre cuite. Le jeu de miroir entre les créatures mythologiques est également répété avec les deux intailles (n° 6 et 9), dessinées au milieu de la composition. De chaque côté, deux médaillons de lampe (n° 5 et 9) permettent de mettre en regard de manière parfaitement symétrique la supériorité de Bellérophon sur ces deux créatures mythiques, avec à gauche le combat contre la Chimère et de l’autre « Pégase qui se cabre ». Le caractère très réfléchi de cette composition est encore renforcé par le collage de quatre pièces de monnaie alternant les mêmes motifs iconographiques, ce qui ajoute à l’ensemble une nouvelle typologie d’objets. Cette planche particulièrement complexe et bien agencée rend ainsi une vue d’ensemble des deux épisodes principaux du cycle de Bellérophon, tout en construisant un discours : il montre le héros comme vainqueur de ces deux créatures divines et indomptables.

Sur d’autres planches, Jean-Baptiste Muret a préféré laisser toute la place à des œuvres remarquables par leur qualité plastique, à l’image de la plaque votive "mélienne" représentant également le combat du héros contre la Chimère (recueil n° 02, pl. 18, ci-contre à droite).

Dans le même cycle enfin, Jean-Baptiste Muret dessine un guttus à reliefs représentant ce qu’il décrit être : « Bellerophon, reconnaissable à sa mitre phrygienne et ses talonnières ailées, monté sur Pégase et combattant un Solyme renversé à terre. Le cheval divin n'a pas d'ailes ; une chlamyde recouvre la tunique courte de Bellerophon » (recueil n° 10, pl. 50, n° 1, ci-contre à droite).

Le mythe est ainsi une base à partir de laquelle Jean-Baptiste Muret compose ses planches, de manière plus ou moins travaillée et harmonieuse. Il peut concentrer son attention sur la représentation d’une figure mythologique, sur ses attributs, ou encore sur des épisodes où elle est mise en scène. Cependant, comme nous avons pu le voir, l’importance particulière que porte le dessinateur aux sujets mythologiques est surtout visible, d’un point de vue quantitatif, au niveau des annotations écrites aux dos des planches.

L'enjeu des légendes : le mythe pour identifier

Comme on l’a vu, aucune méthodologie systématique ne peut être observée au long des onze volumes dessinés par Jean-Baptiste Muret. Si 80 % des objets qui renvoient à un sujet mythologique ont une légende, celles-ci varient et ne laissent jamais voir la même attention, et intention, du dessinateur.

Le mythe illustré : l'utilisation du Dictionnaire mythologique universel de Jacoby

On trouve tout d'abord des annotations racontant exclusivement le mythe représenté, sans aucune allusion à l’objet lui-même. C’est ce que Muret fait pour ce miroir étrusque représentant deux personnages entrelacés, qu’il interprète comme étant « Apollon et Thyia » (recueil n° 6, pl. 9, n° 1, ci-contre à droite). Il apporte les informations suivantes :

Thyia fille de Cassalius ou du Céphise amante d'Apollon dont elle eut un fils nommé Delphinus. Elle fut la première à sacrifier à Bacchus et à célébrer les orgies. Les Thyiades prirent d'elle leur nom.

L’interprétation des personnages n'est pas aujourd'hui assurée, l’Antikensammlung de Berlin où est conservé le miroir y voit d’ailleurs Bacchus et Ariane ; il est intéressant de noter l’absence de description, et la manière dont le dessinateur expose des connaissances qui dépassent le sujet représenté. Il semble qu'il tire ces informations, presque mot pour mot, du Dictionnaire mythologique universel de E. Jacoby, traduit de l'allemand vers le français par Th. Bernard et publié en 1854. A titre de comparaison, voilà ce qui y est écrit :

Fille de Castalius (ou du Céphise), amante d’Apollon, dont elle eut Delphinus. Elle se livra aussi à Neptune. Selon Pausanias, elle fut la première à sacrifier à Bacchus et à célébrer des orgies : les Thyiades prirent d’elle leur nom. [p. 477]

Muret prend d’ailleurs le parti pris de supprimer la référence à Pausanias (livre VI de la Description de la Grèce). Allant au plus simple, la légende permet quand même d’identifier les personnages et donne à l’image une profondeur mythologique.

De plus, s’il plaque de manière assez artificielle la notice du Dictionnaire sur l’objet, Jean-Baptiste Muret tente en réalité une identification du personnage à la tyrse. Il avait en effet accès à la notice du dessin originel, qu’il a copié dans l'ouvrage de Gerhard consacré aux miroirs étrusques (Etruskische Spiegel 1843, p. 7, pl. LXXXIX). Celle-ci proposait d’identifier « Bacchische figur und Apollon » (« Figure bacchique et Apollon »). Ainsi, Muret donne de ce point de vue une interprétation personnelle et cohérente, et fait preuve d’une appétence intellectuelle qui le porte au-delà de son travail de dessinateur.

On retrouve la trace du Dictionnaire de Jacoby dans de nombreuses autres annotations, parfois de manière tout à fait légitime, comme c’est le cas par exemple de la légende des deux entailles représentant Capanée « foudroyé par Jupiter pour s'être vanté que le tonnerre même du dieu ne l'empêcherait pas d'escalader les murs de la ville de Thèbes » (recueil n° 05, pl. 176, n° 01, ci-contre à gauche). La légende est identique à celle de Jacoby (Dictionnaire mythologique universel, 1854, p. 92).

À d'autres occasions, la lecture des images au prisme des notices du Dictionnaire amène Muret à proposer des interprétations que l’on qualifierait aujourd’hui d’abusives, comme sa série sur les syncrétismes divins autour de la figure d’Hermès, à l’image de l’intaille  décrite comme étant la « Représentation symbolique d’Hermopan, d’Hermapollon, d’Hermeraclès et d’Hermaphrodite » (recueil n° 4, pl. 13, n° 12, ci-dessous). À chacun de ces noms sont en effet associées des notices et descriptions dans le Dictionnaire (p. 225-227), auxquelles Muret fait ainsi correspondre une image. On peut voir dans l’interprétation de ces étranges motifs iconographiques composites les restes d’un savoir antiquaire du xviiie siècle déjà en vigueur au temps de l'Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1765, vol. VIII, p. 167-169 ; voir aussi l'article sur Hermès).

Le fait d’associer les notices du Dictionnaire et les dessins, pour apporter une profondeur mythologique aux représentations, proposer ou justifier une identification, apparaît ainsi comme une des méthodes de travail de Jean-Baptiste Muret.

Décrire la composition : comparaison des iconographies

 À côté de ces légendes sans rapport direct avec la composition de l’image, dont le propos est principalement d’identifier les personnages, Jean-Baptiste Muret s’applique également à décrire avec attention l’iconographie représentée en apportant des indications précieuses pour sa compréhension. Quand Muret fait la description d’un objet, celle-ci fonctionne souvent en cohérence avec le reste de la planche.

Il peut ainsi, par exemple, mettre en avant les différences visibles entre plusieurs représentations du même thème iconographique. On retrouve cette problématique dans les descriptions de ces artefacts portant des représentation d’Europe (recueil n° 10, pl. 096, ci-contre) :

3. Anse de vase offrant en haut une tête de bélier et en bas un petit bas relief sur lequel est représentée Europe sur le taureau marchant à gauche au-dessus des flots. Europe revêtue d’un léger péplos, est couchée sur le taureau qu’elle tient par une corne. Trouvé en Étrurie. (Collection du Prince de Canino)

5. Europe sur le taureau ; elle est vêtue d’une tunique qui lui laisse le haut du corps à découvert et d’une ample draperie qu'elle tient de la main droite et de la gauche une des cornes de l’animal.

6. Europe sur le taureau porté par les flots; elle est vêtue d’une longue tunique et d’une ample draperie qui flotte au-dessus de sa tête, de la main elle tient une couronne et de la gauche une des cornes de l’animal. (camée de la Bibliothèque Royale)

Jean-Baptiste Muret est ici particulièrement soigneux dans sa description du vêtement, qui varie en fonction des représentations, tout en notifiant qu’Europe tient systématiquement la corne du taureau.

Il peut également, par la comparaison, reconstituer les parties lacunaires d’un objet et utiliser l’espace des annotations pour expliquer sa lecture. C’est le cas notamment pour ces statuettes de Polyphème (recueil n° 08, pl. 067, n° 1 et 2, ci-contre à droite) :

1. Polyphème fils de Neptune et de la nymphe Thoosa, le plus célèbre de tous les Cyclopes. Il est assis sur une peau d'animal étendu sur un roc, et tient un des compagnons d'Ulysse, qu'il a tué, et va déchirer ses membres pour les dévorer (cabinet Pourtalès n° 663).

2. Polyphème assis sur une peau d’animal dont une portion passe sur son bras gauche. Il est dans la même position que le n° précédent et tenait probablement aussi un des compagnons d’Ulysse. Un œil en argent est placé au milieu de son front les deux autres ne sont qu’indiqués et fermés. Bronze de la Bibliothèque Royale.

On note l’attention aux détails dans la description de la statuette 2. Jean-Baptiste Muret l’a certainement dessinée à partir de l’original, ce qui lui a permis d’observer avec précision l’objet. La comparaison est en tout cas parfaitement pertinente, car à partir de l’époque hellénistique et au cours de l’époque romaine, un type iconographique de Polyphème dont il existe de nombreuses représentations se met effectivement en place en reprenant un groupe sculpté de l’époque hellénistique.

On comprend ainsi tout l’intérêt que Muret porte aux sujets mythologiques, car son étude et sa mémorisation des compositions lui permettent de faire des parallèles intéressants. Il crée ici un grand répertoire de thèmes iconographiques dont il identifie plus ou moins avec soin le contexte mythologique, tout en les inscrivant dans un ensemble plus vaste qui permet d'apprécier la durabilité et l'homogénéité des compositions.

Muret et le symbolisme

Au début du xixe siècle, G. F. Creuzer (1771-1858), philologue et archéologue allemand, constitue les bases d’une nouvelle école de pensée dite symboliste, avec la publication de son œuvre majeure Symbolik und Mythologie der alten Völker, besonders der Griechen (« La symbolique et la Mythologie des peuples anciens, particulièrement des Grecs »). Cette œuvre monumentale, composée de quatre volumes, renouvelle alors en profondeur la perception et l’étude des monuments antiques. Creuzer instaure l’idée qu’il existe « un seul et même langage symbolique » (Münch 1967, p. 7) commun à toutes les civilisations, et que la mythologie et ses représentations sont des expressions symboliques de cette pensée originelle. En déterminant l’essence qui constitue les divinités grecques, il montre notamment comment les schémas religieux, les mythes et le langage imagé des Hellènes ont en réalité été importés d’Orient par des « prêtres civilisateurs » (ibid., p. 131). Il établit ainsi des filiations transcendant les époques. Héraclès, par exemple, est considéré comme le héros solaire qui rassemble, dans le schéma grec, des croyances initialement indiennes et phénico-syriennes (Guigniaut 1851, vol. 3, pt. 3, p. 921).

La réception en France des réflexions de Creuzer est permise par l’important travail de traduction entrepris par Joseph-Daniel Guigniaut. Mais plus qu’une traduction, ce dernier a en réalité réorganisé, enrichi et développé le plan et les idées du philologue allemand. C’est donc une école de pensée originale, accueillante mais critique, qui se développe dans le milieu français à partir de l'œuvre de Guigniaut : Religions de l’Antiquité considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques (1825-1861). Tout en concevant l’existence d’une unité originelle de la pensée comme principe symbolique de toutes les religions, Guigniaut se refuse par exemple d’admettre l’intervention ponctuelle de « prêtres », qui auraient inventé les symboles adéquats d’une pensée théologique première (De la Combe 1995).

Si Jean-Baptiste Muret ne développe pas vraiment dans ses légendes des lectures symbolistes de l’image, hormis des associations assez basiques entre animal « symbolique » et divinités, la quête de correspondance entre des thèmes iconographiques issus des productions très espacées dans le temps et dans l’espace est perceptible. L’héritage des réflexions de Creuzer, transmis et enrichi par les écrits de ses propres contemporains, imprègne ainsi de nombreuses associations visuelles proposées par Muret. C’est le cas par exemple sur cette planche composée de représentations d’Hercule, sous sa forme humaine et sous les traits d’un lion (son animal symbolique), combattant différents animaux et créatures : Achelous, le fleuve originel représenté sous les traits d’un taureau ou d’une tête d’homme avec des cornes et oreilles d’animal, le lion de Némée, la biche aux cornes d’or, les oiseaux du lac Stymphale et le sanglier d’Erymanthe. Les représentations qui nous intéressent ici sont les trois empreintes de sceaux-cylindres (n° 1, 6 et 10), des productions assyriennes remontant à l’époque d’Agadé (2350 av. J.-C.-2200 av. J.-C.)

1. N’a pas de légende. [sous le dessin] 7e travail

6. Hercule vainqueur du lion de Némée (derrière une inscription cunéiforme) et Hercule vainqueur de la biche aux cornes d'or. Ces deux sujets sont séparés par une palme. [sous le dessin] 2e et 3e travail.

10. Hercule tuant un des oiseaux du lac de Stymphale. La biche aux cornes d'or est à ses pieds. [sous le dessin] 5e travail.

Jean-Baptiste Muret propose d’y voir les épisodes mythologiques mettant en scène Hercule et crée ainsi une correspondance entre les représentations grecques et assyriennes, de presque deux mille ans d’écart. Cette association rentre en directe résonance avec un mémoire intitulé L’Hercule assyrien et phénicien, considéré dans ses rapports avec l’Hercule grec, principalement à l’aide des monuments figurés, rédigé en 1848 par Désiré Raoul-Rochette (1789-1854), le conservateur du Cabinet des médailles qui avait recruté Muret comme dessinateur au sein de l’institution en 1830. La longue étude érudite d’un peu plus de 300 pages se base sur les idées développées par Creuzer (par exemple, p. 214) et appuie son argumentaire sur des productions assyriennes, babyloniennes, phéniciennes, grecques et étrusques représentant des scènes de combat entre un homme et un animal. Raoul-Rochette y voit l’affrontement opposant le dieu solaire et le « principe malfaisant » (p. 117), incarné par divers animaux. Ce dieu solaire est strictement identifié à Hercule, même habillé en « costume assyrien ». Ainsi, dans cette étude d’ « archéologie comparée », Raoul-Rochette accorde une « symbolique commune » à ces productions (p. 18), celle d’« Hercule contre le principe du mal » (p. 123) représentée selon les systèmes idéographiques spécifiques à chaque civilisation.

De fait, les scènes de combats mythologiques sont bien attestées dans l’iconographie mésopotamienne, dès l’époque présargonique (2900-2340 av. J.-C.). Y sont opposés des groupes de divinités et/ou de héros anonymes combattant un bestiaire varié (Amiet 1953, p. 129-194). Identifier Hercule ne va donc pas de soi. Par l’association de ces représentations iconographiques, grecques et assyriennes, le dessinateur s’inscrit donc volontairement dans le sillage intellectuel du conservateur du Cabinet des médailles, probablement peu de temps après la publication du dit mémoire. La problématique de l’œuvre de Muret dépasse ainsi celle d’un simple catalogue de mobilier. À titre de comparaison, ces trois cylindres ont également été décrits dans le Catalogue des pierres gravées de la Bibliothèque impériale (Chabouillet 1858, n° 879; 889 ; 954), et aucune tentative d’identification n’y est faite. Cette planche, parmi d’autres, atteste du lien étroit qu’entretient Jean-Baptiste Muret avec les recherches développées au sein du Cabinet des médailles. On peut même dire qu’il y participe à sa manière, car ces trois nouveaux sceaux-cylindre ne sont pas mentionnés dans la riche étude de Raoul-Rochette (pour aller plus loin, voir l'article une archéologie par l'image).

Conclusion

Jean-Baptiste Muret exploite donc de différentes manières la mythologie tout au long de ses onze volumes. Chaque entité, considérée dans son individualité, avec ses attributs et dans des épisodes particuliers, est élevée au statut de type iconographique. Il réunit ainsi des objets très hétéroclites pour composer un discours didactique, et tente de rendre compte du contexte mythologique des thèmes représentés grâce à ses légendes, puisées dans les outils savants qu’il a à sa disposition tels que le Dictionnaire de Jacoby (1854). Toutefois, l’apparence brouillonne des annotations tend à montrer que c’est avant tout par l’association visuelle que Jean-Baptiste Muret travaille. Nombreuses de ses planches montrent en effet une composition réfléchie et harmonieuse qui apporte, voire propose, un sens supplémentaire à l’image et au récit mythique représenté. À plus d’un titre, cette étude de la place du mythe dans l'œuvre de Muret montre une appétence et un travail intellectuel qui mène le dessinateur au-delà des problématiques d’un simple copieur, tout en attestant de son enracinement dans les méthodes, savoirs et questionnements du xixe siècle.

 

Maylla Bisson

Pour citer cet article : Maylla Bisson, « La mythologie chez Muret : un fil d'Ariane ? », dans Digital Muret, mis en ligne le 03/10/2022, https://digitalmuret.inha.fr/s/digital-muret/page/mythologie-fil-ariane

Lire la suite : un cas d'étude, Autour d'Hermès,  et Aspects de la vie des Anciens.

Bibliographie

Amiet P., « Les combats mythologiques dans l’art mésopotamien du troisième et du début du second millénaires », Revue d’archéologie, t. 2, 1953, p. 129-194.

Chabouillet A., Catalogue des pierres gravées de la Bibliothèque impériale, Paris, 1858.

De la Combe P., « La querelle philologique du mythe. Les termes d'un débat en Allemagne et en France au début du siècle dernier », Le Miroir allemand, n°4, 1995, p. 55-67.

Diderot D. et J. d’Alembert, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. VIII, Paris, 1765 [en ligne : http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/].

Gerhard E., Auserlesene Griechische Vasenbilder, Berlin, 1840-1858.

Gerhard E., Etruskische Spiegel, vol. I, Berlin, 1843.

Guigniaut J. D., Religions de l’Antiquité considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques (ouvrage traduit de l’allemand de F. Creuzer, refondu en partie, complété et développé), vol. 3, partie 3, Paris, 1851.

Hirt A. L., Bilderbuch Für Mythologie: Archaeologie Und Kunst, Berlin, 1805-1816.

Jacoby E., Dictionnaire mythologique universel ou biographie mythique (trad. de l'allemand par Th. Bernard), Paris, 1854 .

Lehoux E., Mythologie de papier : donner à voir l’Antiquité entre France et Allemagne (XVIIIe siècle-milieu du XIXe siècle), Dijon, 2018.

M.-M. Münch, La «symbolique de Friedrich Creuzer», Paris, 1967.

Raoul-Rochette D., « Premier mémoire sur l’Hercule assyrien et phénicien, considéré dans ses rapports avec l’Hercule grec, principalement à l’aide des monuments figurés », Mémoires de l'Institut national de France, t. 17, part. 2, 1848, p. 9- 374.

Vernant J.-P., « GRECE. Le problème mythologique », dans Bonnefoy Y. (dir.), Dictionnaire des mythologies et des religions, vol. 1, Paris, 1981, p. 473.