Le dessin, la planche, le recueil
L'impressionnant ensemble de 1986 planches dessinées par Jean-Baptiste Muret portent les dessins de 7 762 objets, œuvre d'une vie de dessinateur d'archéologie. Conçues au Cabinet des médailles, elles étaient conservées en portefeuille par le dessinateur, et n’ont été reliées en volumes qu’ultérieurement, en 1882, après l’achat de l’ensemble par la Bibliothèque nationale. Mais l’uniformité du format montre que l’ensemble était bien, dès le départ, considéré par le dessinateur comme un tout cohérent, destiné à être mis en série. On s'attachera dans cet article à caractériser les choix et techniques mis en oeuvres pour les dessins de chaque objet, puis pour la constitution des planches, avant d'aborder le passage du portefeuille au recueil relié.
Mise en dessin
Format et échelle
Toutes les planches du recueil ont le même format : des feuilles de 46 x 31 cm. Elles sont réalisées avec un papier grené, très ferme et solide, sans vergeures, de qualités variables (pour la blancheur et le soyeux de la surface). On relève quelques filigranes, et celui qui revient le plus fréquemment est celui de Whatman, avec parfois la précision de l’année : J Whatman / Turkey Mill / 1853 sur les pl. 38 et 63 du recueil n° 2, 1854 pour pl. 56, pl. 93 ou pl. 109 du recueil n° 2. Ce papier anglais renommé depuis le xviiie siècle était utilisé aussi bien pour le dessin que le tirage d’épreuves d’estampes.
On relève aussi le filigrane HUDELIST, par exemple en pl. 33, pl. 44 , pl. 62 ou pl. 70 du recueil n° 2. Il renvoie à Albert Joseph Hudelist, marchand de papier qui devient fabricant avec son fils Victor en 1847.
Filigrane de Whatman, 1853, recueil n°02, pl. 38.
Filigrane de Hudelist, recueil n°02, pl. 33.
Les objets sont souvent reproduits à l’échelle, surtout pour les séries de petits objets, pierres gravées, monnaies, voire la petite statuaire de bronze et de terre cuite ou les instruments variés. Ainsi, les figurines de la collection Caylus de cette planche sont reproduites à l’échelle, comme sur les statuettes en bronze chypriotes de cette celle-ci. C’est aussi le cas pour les torques de ce troisième exemple.
Les grands objets
Quelques rares objets (sept) sont disposés sur des planches deux fois plus grandes (62 x 46 cm), pliées en deux pour être insérées dans le recueil au même format que le reste, permettant ainsi une représentation exacte à l’échelle :
- La statuette fragmentaire étrusque en tôle de bronze du Cabinet, dont la hauteur restituée à partir du positionnement des fragments non jointifs est précisée (H. 48 cm).
- Deux torques en or de l’âge du Bronze, celui de Saint-Leu-d’Esserent entourant celui enroulé de Cesson. Le premier, qui est aujourd’hui fermé avec un diamètre de 36 cm, était d’ailleurs à l’époque largement ouvert (largeur maximale env. 50 cm).
- L’urne étrusque de la collection Muret, H. 32 cm.
- La face externe de la coupe dionysiaque de Macron, de la collection Magnoncour, aujourd’hui dans la collection Rothschild, représentée sur un papier découpé en rond et collé sur la double page, pour un diamètre de 33 cm.
- Une épée protohistorique en bronze, L. 47 cm.
- Et une sculpture d’homme-phallus.
Le fourreau en or scythe à décor repoussé trouvé à Kertsh, des collections de l’Ermitage, n’est pas représenté sur une feuille plus grande, mais sur deux planches collées par le petit côté pour pouvoir figurer à l’échelle le long objet, tandis que c’est un papier plié, à ouvrir, en partie basse, qui permet d’augmenter la surface de la planche pour présenter le cône d’Avanton d’une hauteur de 53 cm. On trouve encore trois planches avec des papiers calques collés et repliés de chaque côté pour représenter à la dimension 1/1 les scènes figurées de trois canthares attiques à une anse des collectins Canino et Luynes.
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vase
Scène organisée autour de l’élément central, la tombe. À gauche, devant un
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vase
Canthare à une anse, à l'attache interne de laquelle, se trouve une tête pl
...
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vase
Scène de palestre à seize personnages.
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Découpages
A ces exceptions près, les objets sont donc figurés dans le cadre unique du format de la planche. Les dimensions ne sont que rarement données. Pour les objets de petite taille, qui peuvent donc être représentés à l'échelle, on observe une approche différente en fonction de la nature de la planche. Dans les planches thématiques où l’image qu'il véhicule importe plus que l’objet en tant que tel, il n’y a pas de souci de rapport à la taille réelle des objets. Ainsi, dans les planches mêlant plusieurs objets, il est très fréquent que les rapports d’échelle réels soient complètement occultés (par exemple la planche I, pl. 28). Par contre, dans le cadre des séries formelles (bijoux, instruments, lampes, etc), les objets sont majoritairement à l'échelle 1:1 ; il est alors important de pouvoir apréhender la taille de chaque spécimen, et pouvoir les comparer facilement entre eux.
D’autres solutions ont donc été adoptées par le dessinateur pour la figuration à l’échelle ou proche d’objets longs et fins ; certains sont coupés et les deux moitiés sont représentées côte à côte. C’est le cas d’une série d’épées. Pour les candélabres en bronze, le pied et la partie sommitale sont figurés, et la tige est coupée pour suggérer la hauteur. Enfin, des objets sont représentés sur deux planches successives, comme ce fragment d'attelage de la collection Foucault.
Dessin et couleur
Les dessins sont tracés à la mine de plomb, puis quasi systématiquement colorés à l’aquarelle. Les seuls tracés à l’encre concernent les monnaies et les pierres gravées, dont les faibles dimensions appellent un trait fin et précis pour permettre de lire la scène (ex. cette planche). Parfois, de la gouache peut être utilisée, notamment pour figurer des couleurs plus denses, comme les noirs et rouges des vases grecs, ou les couleurs foncées de cette fresque égyptienne.
Des rehauts dorés sont régulièrement utilisés pour rendre l’éclat métallique des dorures ou celui rendu par la lumière reflétée ; ils sont difficilement visibles sur les images numérisées, comme on peut le voir en les comparant à des prises de vue faites en faisant jouer la lumière sur la matière. On en remarque sur ce fragment de masque en verre pour imiter les reflets de la lumière sur la surface lisse et courbe du verre, tandis que ceux portés sur les images de deux appliques de terre cuite trouvées à Armento (une Amazone et une autre) reproduisent les traces de dorures sur les originaux, encore visibles aujourd’hui. On trouve encore ces rehauts sur deux torques des planches II pl. 91 et II pl. 93, ou sur des objets du trésor de Berthouville, comme le serpent ou le médaillon en relief avec Mercure et Maia.
Des exemples de rehauts dorés dans les planches de Muret, pris en lumière rasante (recueil n°2, pl. 48.11, pl. 61.4 et 5, pl. 110).
Sur cette planche (II pl. 76), les objets d’or, recopiés sans doute d’après des planches gravées, sont colorés en différents tons de jaune, alors que la couronne en matériaux mixte, n°1, porte des traces dorées qui sont ainsi rendues avec des feuilles d'or ; idem pour la couronne en terre cuite dorée de cette planche (II pl. 78). L'usage de l'or permet ici de faire vivre et de mettre en avant ces parures qui sont le point focal de la planche.
Recueil n°2, pl. 76, photographie en lumière rasante pour révéler les rehauts dorés sur les ornements en terre cuite de la couronne.
La couleur est donc presque omniprésente. On trouve quelques ébauches sans couleur, qui témoignent sans doute des étapes intermédiaires de dessins non achevés : la statuette d’enfant en bronze ; la figurine de terre cuite d’Aphrodite et Éros ; un groupe sculpté difficile à identifier . Certaines ébauches se trouvent au revers des planches : une silhouette masculine derrière cette scène à figures rouges, un essai de figuration du bracelet de trois-quarts, un fragment au revers d’un autre vase.
D’autres objets sont délibérément laissés en dessin au trait, sans ajout de couleur. C’est souvent le cas pour les monnaies, sans doute lié au fait que les publications de numismatique, pour lesquelles Muret a fourni de nombreux moulages et dessins, n’introduisent jamais de couleur ou de rendu de matière. Mais ce n’est pas la règle, et Muret sait rendre les nuances de teintes des métaux comme des pierres dures, comme on le voit sur cette planche (II pl. 39).
Les pierres gravées présentent un cas similaire : elles sont majoritairement dessinées au trait, et d’ailleurs les intailles sont souvent dessinées d’après leur empreinte, en plâtre, en cire ou en souffre, dont le Cabinet des médailles possédait une très importante collection (par exemple, ce coffret de moulages de la collection Stosch. Ainsi, cette planche composée autour de la représentation du rat montre à côté des terre cuites colorées et une série d’intailles dessinées au trait.
Les camées sont plus souvent colorés, mais là aussi c’est parfois un moulage qui sert de modèle, comme c’est clairement le cas sur ce camée de Vénus et Adonis qui reproduit la bordure dorée habituelle des empreintes. Muret a dessiné d’après un moulage du Cabinet des médailles, avec un rendu bien différent de l’original conservé au musée de Vienne.
On trouve ensuite des cas différents de dessins sans couleurs au fil des planches. Tout d’abord, des motifs copiés sur des planches d’ouvrages publiés en noir et blanc, souvent traités de manière linéaire dans le style de Flaxman, peuvent aussi être laissés tels quels : des sculptures, en pierre ou en bronze, des fresques de Campanie, des vases figurés, etc. Dans certains cas, on ne sait pas d’ailleurs si ces dessins ont été copiés dans la publication, ou bien ont servi à la publication : par exemple la figurine de femme assise de la collection Pourtalès dans le catalogue rédigé par Panofka en 1834.
Parfois, enfin, on sent aussi un souci esthétique pour équilibrer les motifs et les plages colorées sur une planche : pour faire une composition presque sans couleur autour d'Achille ou des chiens, ou pour mettre en valeur des objets d’orfèvrerie rhodienne.
Les papiers collés
Des monnaies dessinées sur de fins papiers collés sur la planche (recueil n°2 pl. 21).
Les dessins sont le plus souvent tracés directement sur les planches ; cependant, on trouve aussi assez fréquemment des papiers collés, principalement pour deux séries : les vases figurés et les monnaies.
Des monnaies dont l’avers et le revers sont dessinés côte à côte sur de fins papiers sont ici et là insérés dans des planches (à une trentaine de reprises). Ce sont sans doute des remplois de dessins à l’encre faits dans un autre cadre (inventaire, préparation d'une publication, etc) ; ils reprennent la plupart du temps la convention de tracer un trait horizontal pour relier l’image de l’avers à celle du revers, interrompu par des lettres qui indiquent le métal (OR , A ou AR pour l’argent, B pour le bronze). Parfois, on devine en transparence une légende portée au revers et aujourd’hui inaccessible puisque le papier est collé ; ainsi, « Ajax » sur cette monnaie.
Cette pratique est même imitée par Muret sur une planche, où il applique une couleur en fond derrière quatre monnaies pour évoquer un papier de teinte plus foncée, et ainsi les isoler du reste de la composition.
Les monnaies sur papiers viennent s’insérer dans les compositions, comme sur cette planche consacrée à Bellérophon contre la Chimère ; elles viennent apporter une comparaison par rapport à la figure principale, comme cette tête en marbre ; ici, une monnaie en bronze coloré a même ensuite été ajoutée. Les deux proviennent de la collection du Cabinet des médailles.
Dans le cas des vases figurés, l’usage de papiers collés est délibéré : Muret utilise en effet la couleur jaune ou ocre/orangée des papiers pour imiter la couleur de l’argile. Différents papiers sont utilisés pour montrer les nuances de teinte des terres, de la plus claire à la plus dense, en passant par la terre orangée typique des vases attiques. La plupart sont de fins papiers qui pouvaient éventuellement permettre le calque du motif directement sur le vase ; parfois ce sont des papiers de même épaisseur que les planches, d’une teinte plus soutenue. Certaines planches rassemblent ces différents papiers, comme celle-ci. La couleur orangée peut parfois être reprise pour montrer les variations de surface.
Une planche tout entière de papier orangé porte une scène de vase inachevée, qui permet d’apprécier la manière dont, tel un peintre de vase antique, Muret a esquissé au noir délayé les lignes intérieures des figures, avant de remplir les larges plages noires autour des figures, laissant encore libre une zone centrale.
Cette méthode lui permet ainsi sans doute de dessiner plus rapidement, puisque seules les parties noires et en rehaut sont tracées, et de dessiner sur de plus petits formats devant les œuvres, avant d’insérer les motifs figurés dans ses planches. Les scènes figurées des vases sont donc majoritairement traitées ainsi (142 planches), et les papiers sont découpés en des formes variées : on trouve principalement des carrés ou rectangles, des médaillons ronds, des arcs-de-cercle pour les extérieurs de coupe , ou bien des cercles figurant le décor extérieur des coupes en omettant la figuration du pied.
Quelques autres objets ont aussi été dessinés sur des papiers collés, des peintures égyptiennes, où là encore la couleur du fond est mise à profit, ou romaines (un satyre et une ménade, un faune et un griffon). On trouve encore sur ces papiers collés, témoin sans doute d’une économie du remploi de dessins effectués dans un autre cadre de ses activités, un serpent en bronze de la collection Janzé, un candélabre en bronze, un fragment de table iliaque, un relief d’Arles (peut-être envoyé à Muret ?), une monnaie et une intaille en pâte de verre du musée du Louvre.
Il n’est pas impossible que des collages aient été effectués ultérieurement pour insérer ces petits papiers volants au recueil ; des traces montrent aussi que des papiers ont été décollés (VI pl. 188, en haut à gauche de la planche II pl 55) ; à une reprise, le papier décollé a été pris dans le montage sur onglet au moment de la reliure des planches (VIII pl. 48).
Quelques anomalies
Des planches de natures différentes sont insérées ici ou là, souvent comme dernière planche des volumes. Certaines ont ainsi un encadrement bleu et doré qui indique peut-être qu’ils ont été, chez le dessinateur, mis sous verre et accrochés au mur, comme cela est indiqué dans l’inventaire après décès, d’autant plus qu’ils sont signés et datés : le relief avec Scylla de la collection Ingres, signé et daté de 1850, et le fragment avec combat en relief de sa collection, signé et daté de 1861.
D’autres sont effectués sur un papier différent qui indique qu’à l’origine ils ne venaient pas de la même série : deux clefs, deux plaques de verrou, des entrées de serrure, le bas-relief de la collection Luynes, trois extraits de vases à figures rouges du Cabinet des médailles, quatre autres extraits de vases.
Certains ont certainement servi de dessin préparatoire pour des publications, et ensuite enserrés dans l’ensemble : ainsi des œuvres de la collection Pourtalès, publiée en 1830 par T. Panofka, et dont un exemplaire signé à l’encre de la BnF révèle que Muret a exécuté certaines planches : le trépied en bronze (pl. XIII), une statuette de bronze (pl. XX).
C’est peut-être aussi le cas pour ces dessins au trait, sans couleur, effectués sur des papiers variés : cette statuette, des instruments de bronze de la collection Durand, deux planches de statuettes de la collection Lorne au musée de Sens (avec la même fine bordure marron, ici et là).
Enfin, les papiers collés sont quelques rares fois des calques, qui peuvent être des reprises de publications anciennes ou récentes : des casques publiés par Millin en 1816, des reliefs publiés dans les Monumenti etruschi de Francesco Inghirami entre 1821 et 1826, un sarcophage d’Aix-en-Provence, deux sculptures campaniennes de Pan et une chèvre, une stèle de Xanten. Ils sont parfois clairement des dessins préparatoires pour publication, avec des annotations pour expliquer au graveur les couleurs des différentes parties : une peinture égyptienne, le vase de Médée. C'est peut-être encore le cas pour une peinture de Pompéi publiée par Raoul-Rochette en 1844 selon un dessin très proche. Il arrive que les dessins qui ont pu servir aux publications soient colorés, comme cette statuette de Charles Lenormant trouvée à Eleusis, envoyée pour une publication en 1864.
On remarque enfin une fiche d’inventaire d’un pierre gravée collée ; la pierre elle-même est dessinée ailleurs. Sur la fiche, le dessin montre le montage de la figure chimérique qui mèle le corps d’un coq et celui d’un bouc ; la pierre est représentée sur deux planches, une consacrée aux attributs de Mercure, une aux êtres hybrides. La fiche est d'ailleurs collée sur un papier inhabituel, plus fin, au filigrane « Saint-Mars ».
Jean-Baptiste Muret a donc dessiné de manière remarquablement homogène sur l’ensemble des 1986 planches consacrées aux objets antiques. Les objets sont presque toujours représentés en couleur (dessin à la mine de plomb aquarellé), sur des planches de même format ; parfois, des papiers de différentes natures sont collés, témoignant soit du réemploi de dessins produits dans un autre cadre, soit de l’emploi de la teinte des papiers pour figurer l’argile des vases peints.
Mise en planche
Objets uniques
Un certain nombre d’objets sont dessinés seuls sur une planche, avec une ou plusieurs vues ; la comparaison avec les autres œuvres se fait alors par le jeu des mises en rapport, des juxtapositions (des feuilles qui étaient volantes à l’origine dans les portefeuilles), de la manipulation, de l’apparat textuel. Ainsi avec les deux masques mortuaires figurant sur les deux premières planches du recueil n° 5 :
Planches composées
Mais la véritable spécificité du travail de Muret consiste dans les planches qu’il construit autour d’un thème, qui mettent en série des œuvres de même type (voir notamment les bijoux) ou bien traitant du même thème (voir les planches mythologiques). Pour illustrer la composition des planches thématiques, on peut regarder par exemple la planche 28 du recueil n° 1 contenant différentes figurations du dieu de la mer Neptune, sur des statuettes de bronze, dans des médaillons de lampe, sur des fragments de vases sigillés et sur des monnaies. Deux représentations sur des vases sigillés des animaux marins qui l’accompagnent, l’ictyocentaure et l’hippocampe, complètent la composition. Les légendes ne commentent ici que l’iconographie, et ne disent rien du lieu de conservation des objets. Cette autre planche, bâtie autour du caducée du grand Mercure du trésor de Berthouville, traite des attributs du dieu Mercure, avec des œuvres de types très divers. Les matériaux sont souvent mélangés, permettant des effets de polychromie.
Pour les planches thématiques, au contraire, les motifs, couleurs et compositions se font homogènes, puisqu’elles mettent en regard des objets très similaire dans leur taille, forme, nature, comme les estampilles d’anses d’amphores, ou les bagues. Ces planches ont un nombre de dessins variable, qui peuvent aller jusqu’à trente pour les planches de boucles d’oreille, de bagues, de jeux ou sur une planche sur la faune.
Clarté de la composition ou ambition esthétique ?
La symétrie domine dans les compositions, avec des jeux de dédoublements parfois subtils entre avers et revers, et elle permet de saisir d’un regard les constantes et les variations d’un même type. On retrouve ainsi de manière récurrente des compositions où les deux faces d’un objet encadre un autre figuré au centre : comme les deux faces d’une petite ampoule à eulogie de part et d’autre de la face principale d’une plus grande au centre ou ce gladiateur en bronze qui encadre un autre combattant. On peut encore le voir avec ces acteurs. Sur cette planche centrée sur une face d’Achélous, les deux côtés de deux anses sont répétées de part et d’autre. La paire de figurines d’Éros assis se font ainsi face.
Au-delà du souci de clarté dans la lecture des objets, Muret montre un goût certain pour la mise en page et les figures géométriques : le cercle (imbrication des colliers et torques) et la grille (exposition des petits objets). Parfois, la composition est un peu moins systématique, comme sur cette planche autour de la guerre de Troie, mais l'ensemble reste très ordonné et la ligne domine.
Un savoir en construction
Les planches sont élaborées au fur et à mesure de l’avancée des découvertes et des connaissances ; dans les séries d’objets formellement homogènes, la disposition en grille permet de préparer leur placement, comme on le voit sur les planches inachevées, comme celle-ci possédant trois petites croix et une grille mise en place pour la suite, celles-ci avec des boucles d’oreille, des bagues, des boutons, ou encore ici avec un rond évoquant déjà le médaillon de lampe à trouver pour compléter l’ensemble.
Cette démarche implique plusieurs choses. Tout d’abord, une certaine confiance dans la découverte de nouveaux objets qui viendront combler les manques, qui témoigne d’un âge de trouvailles nombreuses, dans tous les domaines, mais aussi d’intenses publications, qui font connaître des artefacts, et d’échanges de reproductions entre institutions européennes. Cela est aussi rendu possible par l’existence d’un marché parisien pléthorique : durant ces décennies, les salles de ventes et surtout les boutiques des marchands sont pleines d’antiquités en tous genres, de tous types, perpétuellement renouvelées. La pratique du dessinateur est sans doute à mettre ici en parallèle avec la recherche du collectionneur, toujours à l’affût de la pièce qui viendra compléter un ensemble.
La tradition du tableau scientifique
Les planches/tableaux ne sont donc pas uniquement de la documentation, mais déjà une interprétation, un encouragement à la comparaison. Chacune obéit à une structuration visuelle forte, qui témoigne et construit un ordre de la connaissance.
Arranger des images en un « tableau » pour donner une vue d’ensemble, et les structures d’une argumentation iconique, se situe dans la tradition des images techniques et scientifiques depuis la Renaissance. Au xixe siècle, on utilise d’ailleurs ce terme de tableau aussi pour désigner les planches des publications scientifiques qui présentent de manière ordonnée et systématique divers éléments ou spécimens. Ils permettent la comparaison d’entités séparées chronologiquement ou spatialement avec concision et pédagogie. Leur structuration se fait souvent en grille, ou bien en séries successives, et on les retrouve dans les catalogues aussi bien que dans les encyclopédies imagées du xviiie siècle. On verra plus loin comment s'élabore la tradition spécifique de l’archéologie.
Les planches composées par le dessinateur autour de thèmes ou de typologies formelles servent donc un propos archéologique, et, dépassant la simple fonction documentaire, montre une ambition argumentative reposant sur la structuration visuelle de la page et la comparaison entre les artefacts. La conservation des planches libres en portefeuille permettait à la fois une évolution permanente du classement, en fonction des nouvelles réalisations, et une comparaison facile des planches les unes avec les autres. Elles pouvaient aussi être aisément communiquées, aux collègues de Muret, aux spécialistes, ou bien lors des cours d’archéologie donnés à la Bibliothèque nationale dans la salle du Zodiaque.
Pour en savoir plus sur la mythologie chez Muret, et sur les mises en série.
Mise en recueil
Du vivant de Muret, les planches étaient conservées dans des portefeuilles à la composition souple et fluide. Leur reliure en 1882 est bien postérieure à l’achat de l’ensemble par le Cabinet des médailles, et témoigne sans doute du souci de conserver l’ensemble sans perte ou déclassement.
Les planches de chaque recueil ont été numérotées au crayon à papier en haut à droite (avec quelques erreurs). Notons que le recueil n° 5 possède une deuxième numérotation en bas de page, au crayon, à l’envers, pour la série sur la mort (1-60), datant sans doute d’un précédent classement. Les planches sont montées sur onglet (ce qui tronque quelques-unes des légendes au dos) ; un papier de soie intercalaire a été placé sur chaque planche. Chaque planche a été estampillée d’un petit cachet rouge ovale portant la mention « BIBLIOTH. IMPÉRIALE MÉD. »
Le plan d’ensemble du recueil, qui n’est ni titré, ni chapitré, ni indexé, n’est pas cohérent. Si des séries typologiques et iconographiques ont été conservées, on sent parfois qu’elles ont été séparées, et des feuilles se suivent sans logique. On ne sait pas si chacun de ces regroupements ont été été effectués par Muret ou ultérieurement (par exemple, la série des images érotiques regroupées dans le recueil n° 9).
Des portefeuilles aux "monuments antiques"
La conservation des dessins et représentations diverses en portefeuille est la pratique des artistes (par exemple Ingres qui possédait de nombreuses reproductions de vases grecs), mais aussi celle des savants (comme l’apparat mis en place par E. Gerhard à l’Institut de correspondance archéologique à Rome puis à Berlin). Le passage en recueil rattache les onze volumes à une autre tradition, celle des recueils figurés. Ils ont été reliés de cuir rouge, avec un titre doré sur tranche : Monuments antiques dessinés par J. B. Muret. Ce titre figure uniquement à cet emplacement ; aucune page de titre n’a été créée à l’intérieur des recueils. Dans la bibliothèque, ils se classent donc au sein d’une longue tradition de recueils de « monuments », pris alors dans le sens latin de monumentum, digne de mémoire, qui garde le souvenir, et qui désigne les vestiges matériels du passé, quelle que soit leur nature ou leur taille.
J.J. Winckelmann inaugure en 1767, avec ses Monumenti antichi inediti, le genre du recueil d’œuvres antiques inédites, suivi en Italie par G.A. Guattani et ses Monumenti antichi inediti ovvero notizie sulle antichità e belle arti di Roma parus entre 1784 et 1787, en Angleterre par J. V. Millingen et ses Ancient Unedited Monuments, datant de 1822, et en France par deux premiers conservateurs du Cabinet des médailles, A.-L. Millin et ses Monuments antiques, inédits ou nouvellement expliqués de 1802, puis D. Raoul-Rochette dont les Monumens inédits d’Antiquité figurée, grecque, étrusque et romaine sortent en 1833. Or J.-B. Muret a dessiné plusieurs œuvres pour cette dernière publication, c’est même comme cela qu’il a connu Raoul-Rochette et qu’il a pu être embauché comme dessinateur à la Bibliothèque (voir l'article sur la biographie de Muret). Ce sont les derniers Monuments inédits ; c’est ensuite au sein des revues spécialisées que les nouveautés archéologiques sont diffusées, la première, éditée par l’Instituto créé à Rome en 1829, se nommant d’ailleurs les Monumenti inediti pubblicati dall’Instituto di corrispondenza archeologica dont les images accompagnent les articles des Annali dell'Instituto di corrispondenza archeologica.
Mais les Monuments publiés ne sont pas systématiquement inédits : rappelons que l’autre publication sur laquelle le jeune Muret a fait ses armes de lithographe est les Monuments des arts du dessin chez les peuples tant anciens que modernes de Vivant Denon (paru en 1827). Le terme est encore utilisé par T. Panofka pour le catalogue de la fameuse collection Blacas en 1830 : Monumens grecs, étrusques et romains : Musée Blacas, ou par Charles Lenormant et Jean de Witte dans leur Élite des Monuments céramographiques, dont le premier volume sort en 1844.
Appeler les recueils de Muret Monuments antiques en 1882 n’est donc pas anodin : cela les insère dans cette ancienne tradition antiquaire, encore vivante pendant toute la première moitié du xixe siècle, mais un peu tombé en désuétude au moment de cette appellation. Et, comme nous le verrons, ce lien est tout à fait clair, d’autant que la plupart de ces recueils publiés ont servi de source directe ou indirecte à Muret.
Les "monuments" dessinés par Muret n'étaient pas tout inédits, loin de là ; le dessinateur les voulait plutôt, comme Millin, « nouvellement expliqués », de nouveaux rapprochements amenant une nouvelle compréhension. Millin avait aussi publié une Galerie mythologique, dont le titre complet détaille : Galerie mythologique. Recueil de monuments pour servir à l'étude de la mythologie, de l'histoire de l'art, de l'antiquité figurée, et du langage allégorique des anciens. On verra qu’une partie du recueil de Muret correspond bien également à cette définition.
Cécile Colonna
Pour citer cet article : Cécile Colonna, « Le dessin, la planche, le Recueil », dans Digital Muret, mis en ligne le 03/10/2022, https://digitalmuret.inha.fr/s/digital-muret/page/dessin_planche_recueil
Lire la suite : Les objets dessinés.
Bibliographie
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